TINTIN-HERGÉ – SOUVENIRS DE JEUNESSE : LA CORDE SANS FIN

En 1988 paraissait « Hergé portrait biographique« , la première biographie de Hergé par son ami le critique d’art Pierre Sterckx et Thierry Smolderen.

Ce livre passionnant, qui se lit comme un roman, nous révèle que, par plus d’un trait, la vie de Hergé a pourtant ressemblé aux aventures qu’il dessinait : pleine de rebondissements dramatiques, de personnages hauts en couleur, d’éclats de rire et de mystère. Au fil des pages de cette captivante biographie, on découvre ainsi qui était cette jeune Milou qu’il fréquenta au début des années 20, quelle étrange ambiance régnait dans les locaux du Vingtième Siècle, ce que fut son attitude pendant la guerre et quelles histoires de Tintin manquèrent de voir le jour. On apprendra aussi qui étaient ses (discrets) collaborateurs avant la naissance des Studios et à quoi il rêvait vraiment pendant la création de Tintin au Tibet.

L’anecdote qui est mentionnée ci-dessous est extraite de cet ouvrage et reproduit certains passages du livre. Les illustrations, extraites de l’album « Les Aventures d’Hergé », sont de Stanislas Barthélémy, qui une fois de plus et toujours avec la même gentillesse en a autorisé la reproduction.

LA GLISSADE

Ce dimanche, Georges et François reviennent insouciants de leur trekking-vélo dans la forêt de Soignes. Ils se sont engagés sur la piste étroite qui traverse la forêt entre Tervuren et Auderghem en chantant à tue-tête une chanson scoute :

Survient un virage serré. Georges freine, son lourd vélo noir dérape sur des feuilles mortes humides et le voilà projeté à terre, un ou deux mètres en contrebas du chemin. François a réussi à s’arrêter en douceur. Il ne distingue pas grand-chose dans la pénombre d’où lui vient le tic-tic d’une roue qui tourne libre. Pas de réponse. François s’approche…

François ! dit Georges, viens voir par ici...Regarde ! 

Deux souliers d’homme, auxquels il manque les lacets, se balancent à cinquante centimètres au-dessus de leurs têtes. Un peu plus haut, un pantalon de gros velours bleu, deux mains dont les veines saillent… Un pendu !

Attrape-lui les jambes!

Le jeune François enserre les mollets du pendu et s’effondre aussitôt sous le poids qui s’abat. Georges a sectionné la corde d’un coup de son couteau au tranchant biseauté. François, suffoquant, se dégage de dessous le fardeau et les deux jeunes gens contemplent en silence l’objet de leur sauvetage.

Respiration artificielle ! fait Georges d’une voix tendue.

Ils s’accroupissent. François défait la cravate, ouvre le dessus de la chemise blanche pendant que Georges entreprend de manœuvrer les bras. Comme il l’a appris, il comprime puis détend la cage thoracique rigide. Rien ne se produit. Il fait de plus en plus sombre. Les deux scouts se penchent sur le visage du désespéré, attentifs à son souffle, puis d’un seul mouvement ils se relèvent et s’éloignent en catastrophe, la main sur la bouche, fuyant ce qu’il leur faut bien reconnaître comme étant un cadavre de plusieurs jours.

Je crois que je vais vomir, dit François entre deux hoquets.

Mais Georges s’est ressaisi : Je reste sur place, va vite chercher les gendarmes.

Georges, après avoir fait les cent pas sur le chemin est redescendu auprès du mort. Puis il s’est assis en tailleur, les yeux fixés sur le corps raidi aux doigts froids et bleutés. Puis son cerveau recommence à fonctionner normalement. C’est drôle, pense-t-il, c’est mon premier mort, et cela ne me fait pas peur du tout.

Il joue avec le bout de corde qui lui est resté dans les mains quand il a décroché le pendu. Un morceau de grosse ficelle Il sourit. Il lui vient une bonne idée. Et quand les gendarmes arrivent enfin, un quart d’heure plus tard, ils s’étonnent beaucoup de la sérénité du gamin qui a découvert le pendu.

UN PORTE BONHEUR DE PREMIERE CATÉGORIE

Ce lundi-là, le lendemain, après la messe de huit heures – la cérémonie est obligatoire et quotidienne -, Georges et François sont immédiatement entourés par un groupe d’une vingtaine d’élèves de tous les âges et de toutes les classes.

Racontez! Comment ça s’est passé?

C’est vrai qu’il était en habit du dimanche ?

C’est peut-être un meurtre…

Quel âge il avait ?

C’est vrai qu’un pendu, ça fait dans son froc?

Georges attend que le brouhaha se calme. Il n’aime pas les discussions où tout le monde s’échauffe et finit par ne rien dire. Mais ici, c’est lui qui apporte l’information, et les autres sont bientôt forcés de se taire, et de l’écouter. Alors, Georges entreprend de raconter l’aventure, en se ménageant çà et là un beau petit moment de suspens. Ia glissade, la découverte des pieds du pendu, la respiration Artificielle, la longue attente et aussi la réaction des parents. Au bout de quelques minutes, il a tout dit, et révèle même l’identité du malheureux pendu: un cultivateur d’Uccle. La sonnerie de la fin de récré va bientôt retentir. C’est l’instant que choisit Georges pour tirer parti de l’idée qui lui est venue lors de sa veillée funèbre.

Une dernière chose, dit-il, est-ce que certains d’entre vous seraient intéressés par...

Il a plongé la main en poche et en ressort discrètement un bout de corde, un morceau de grosse ficelle usée qui focalise aussitôt l’attention générale.

C’est… c’est la corde ?

Tu as pu la garder ?

Ben oui, je l’ai coupée au ras du cou avant l’arrivée des gendarmes. Ils ne m’ont rien demandé.

Tu m’en donnes un bout ? demande un gosse, dont les veux, brillants de convoitise, n’ont pas quitté la ficelle.

Et moi ?…

Et moi ?...

Les cris fusent dans la bousculade.

Du calme, dit Georges, c’est un porte-bonheur de première catégorie. Unique en son genre, très rare. Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur un pendu.

Combien ? demande négligemment un grand dadais, avec une mèche sur l’œil gauche et un blazer bleu marine orné d’un écusson sur la poche pectorale.

Cinq centimes le centimètre, répond Georges sans l’ombre d’une hésitation.

… Ce jour-là, et les jours suivants, l’aventure est dans l’école. De petits groupes de conspirateurs se réunissent à la sortie du garage à vélos, entre les deux cours de récréation. Des mains furtives échangent des sous contre des bouts de ficelle. Les pouvoirs magiques de la corde sont très sérieusement étudiés par les gamins qui s’informent de toutes les légendes afférentes et pouvoirs notoires. La revente de la corde a rapporté à Georges et François de quoi se constituer une solide réserve de chocolats, de souris en réglisse et d’illustrés, toutes choses dont ils sont de fanatiques consommateurs

Le plus rigolo, dit François, c’est que personne n’a remarqué la longueur vraiment extraordinaire de cette corde. Plus on en vend, plus elle s’allonge, c’est ça la magie.

Effectivement, cette semaine-là, une voisine de la famille Remi se demande où a bien pu passer la corde à linge de son jardin. À la fin de la semaine, le samedi, vers quatorze heures, François attend Georges dans leur terrain vague préféré. Le voilà qui paraît tout en haut d’un talus couvert d’herbes et d’orties. Il conduit par la main son vélo dont la roue est pliée. Une fille l’accompagne, la belle et plantureuse Milou. François regarde s’approcher le tout jeune couple avec admiration. La plupart des amis du collège ont tendance à ironiser sur la « poule » de Georges. Quant aux abbés de Saint-Boniface, ils ignorent tout de cette idylle, mais ils ne l’apprécieraient certainement pas. Mais ces deux-là continuent imperturbablement à se tenir la main et à s’enlacer les épaules en public. Leur tendre amitié dure depuis trois ans et a déjà valeur de petit mariage.

Et ton vélo ? demande François en contemplant la roue avant en forme de huit.

C’est en descendant la chaussée d’Auderghem, explique Georges penaud, une voiture qui arrivait de droite.

Mais alors, s’enquiert François en tâtant un bout de cordage fixé sous la selle du vélo accidenté, la corde du pendu n’a pas fonctionné? Peut-être même qu’elle porte malheur!…

Pas du tout, pas du tout! La preuve, regarde: je n’ai pas une égratignure !

MERCI A STANISLAS BARTHÉLEMY POUR SES SUPERBES ILLUSTRATIONS

L’aviez-vous remarqué ?

Stanislas s’est amusé à donner le visage de Bohlwinkel (le banquier américain de L’Étoile Mystérieuse) au marchand de bonbons chez lequel Georges et François vont dépenser l’argent gagné avec la vente des morceaux de cordes. Savez-vous pourquoi ?

Nombreux furent ceux qui lors de la première édition de l’album « L’Étoile Mystérieuse » en 1942 reprochèrent à Hergé le nom de l’antipathique banquier américain qui cherche à nuire à l’expédition de Tintin et du F.E.R.S. En effet dans cette première version, il porte le nom de “”Blumenstein”, et il s’agit d’un  patronyme juif.

Plus tard, quand l’album fut modifié en 1954, pour ne pas être accusé d’antisémitisme,Hergé changea le nom en “Bohlwinkel”. Il pensait que c’était plus anodin puisque ça signifiait “boutique de bonbons” en patois bruxellois. Pas de chance… il appris par la suite que c’était aussi un véritable patronyme israélite ! Décidément !

CONNAISSEZ VOUS LA BIOGRAPHIE DE HERGÉ EN BD ?

« Quelle bande dessinée que ma vie ! » Aurait pu dire Hergé en paraphrasant Napoléon… Surtout illustrée par Stanislas Barthélémy et visitée par des romanciers comme Bocquet et Fromental, Un portrait intime de Hergé, plein de tact et de tendresse, appuyé sur une documentation rigoureuse. Une excellente manière d’aborder une première biographie de Hergé.

Il s’agit d’une lecture ironique et opportune de sa vie, scénarisée par deux spécialistes de l’histoire de la BD devenus aujourd’hui éditeurs : José-Louis Bocquet et Jean-Luc Fromental. Au service de ces deux ténors, un graphiste doué, Stanislas Barthélémy. Entre ces deux romanciers et ce dessinateur, une alchimie s’est produite qui nous apporte ici ce qui constitue, dans l’épais corpus de la critique hergéenne, l’hommage le plus touchant au créateur bruxellois. Aucun créateur de BD n’était devenu le héros d’une bande dessinée racontant sa propre vie, sauf, bien sûr l’incontournable Hergé avec ce passionnant album : « Les aventures d’Hergé « .

Ce livre a l’avantage d’offrir à tous les amoureux de Tintin, une biographie certes condensée (plutôt que d’effectuer un survol complet de la vie d’Hergé seules les périodes importantes ont été retenues) mais cependant très intéressante. Les auteurs nous y font découvrir les qualités comme les défauts d’un des plus grands créateurs du vingtième siècle. Ils ont puisé dans le livre d’Assouline et celui de Sterckx et Smolderen quelques-unes des principales anecdotes de la vie d’Hergé et ils les ont mises en images.

Ces anecdotes, la plupart des tintinophiles les connaissent déjà : l’ambiguïté des origines de Hergé (était-il de noble descendance ?), ses camps scouts, l’école « sans dieu » tout d’abord puis le collège catholique de Saint-Boniface, l’arrivée de Tintin en chair et en os à la gare du Nord à Bruxelles, devant des centaines de lecteurs, son amitié avec Tchang, ses ennuis à la Libération, sa déprime durant les années cinquante, sa fuite en Suisse, son voyage en bateau avec Bob de Moor, sa rencontre avec Fanny, etc…  Les auteurs de l’album ont le mérite de ne pas être tombés dans le piège de la légende (qu’elle soit rose ou noire) et ils n’hésitent pas à montrer, par exemple, Georges Remi trompant sa (première) femme en compagnie d’une jeune collaboratrice des studios avec laquelle il se remariera plus tard où à évoquer la période noire de l’occupation et de la libération.

Au fil des cases, on s’amuse à noter des références aux albums, Hergé se trouvant parfois plongé au cœur d’une scène de Tintin. Au niveau du dessin, Stanislas réalise ici un superbe travail graphique digne de la « ligne claire » et les clins d’œil sont assez nombreux pour passionner les tintinophiles.

 

On peut lire sur le quatrième plat de l’album :

« Les Aventures d’Hergé sont un hommage vibrant à l’Enchanteur de Bruxelles et à l’inépuisable magie de son art. Un portrait intime et impressionniste, plein de tact et de tendresse, dont les auteurs, servis par une documentation rigoureuse, mais résolus à n’exclure ni la fantaisie ni le parti-pris, convoquent toutes les techniques narratives, tout l’humour de leur modèle pour évoquer sa vie d’homme et de créateur. Soixante-dix ans après la naissance de Tintin, Hergé devient un personnage de bande dessinée ».

En fin de volume une galerie de portraits où sont présentés certains des principaux personnages réels qu’a côtoyés Hergé : Bob de Moor, Edgar-Pierre Jacobs, Germaine Kieckens, sa première femme, ses parents, Jacques Van Melkebeke (journaliste au « Soir » volé et premier rédacteur en chef de « Tintin »), Andy Warhol, etc… Pour vous permettre de vous y retrouver facilement.

UN ALBUM INDISPENSABLE A TOUT(E) TINTINOPHILE

 

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