UN TINTINOPHILE, ET NON DES MOINDRES, NOUS A QUITTÉS

Éternel optimiste à l’accent chantant, Michel Serres s’est éteint, samedi, à l’âge de 88 ans. Philosophe, historien des sciences et écrivain, élu à l’Académie française, ce Tintinophile était un grand admirateur de l’œuvre d’Hergé dont il avait été l’ami. Il fut l’un des premiers intellectuels à s’intéresser à son oeuvre.

Il disait de Hergé qu’il était Le Jules Verne du XXe siècle :  On y trouve les mêmes caractéristiques : l’exploration totale du monde (Tibet, Australie, Amérique du Sud) ; toutes les sciences : ce ne sont plus les sciences physiques, mais plutôt les sciences humaines, l’ethnographie, l’égyptologie… Hergé, c’est le Jules Verne des sciences humaines. On y trouve enfin l’éducation de la tolérance, de l’amitié entre un Chinois et un petit Belge, par exemple… 

« Sous la forme d’une humble monnaie, ce livre veut rendre à Hergé une partie des trésors qu’il m’a donné: enchantement de l’enfance, rêves de jeunesse, méditations pendant l’âge mûr et cette belle amitié dont je crois que, comme son oeuvre, elle n’aura pas de fin. » Michel Serres.

EXTRAIT D’UNE INTERVIEW DE MICHEL SERRES A PROPOS DE HERGÉ

Depuis quand lisez-vous Tintin?

Je suis presque assez vieux pour l’avoir vu naître! Tintin au pays des soviets date de 1930, mon année de naissance. Je lisais Tintin avant la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1930. Il paraissait dans une revue hebdomadaire sous forme de feuilleton. Je me souviens avoir lu dans les années 1936, 1937, L’Oreille cassée, qui s’appelait alors Tintin chez les Arumbayas

Quelle place a-t-il occupée dans votre enfance?

Une place importante. La guerre est arrivée à ce moment-là et Tintin a joué pour moi un rôle assez analogue à celui de Jules Verne. Hergé et lui m’ont permis de voyager. Grâce à eux, nous qui étions enfermés, en pleine guerre, nous pouvions nous échapper. Nous, les enfants de la guerre, ils nous ont permis de rêver.

Un demi-siècle plus tard, quel est le secret de sa longévité incroyable?

Oui, Tintin et nous, c’est quelque chose de profond. Interrogez-vous : comment avons-nous appris l’antiracisme, la tolérance et l’amitié entre les peuples? Je compare souvent Tintin à l’ethnologie. Les ethnologues, ces savants du début du XXe siècle étudient d’abord dans les colonies et puis, petit à petit, ils deviennent anticolonialistes. Hergé, suit le même chemin. Il commence avec Tintin au Congo, qui est le temps des colonies, et il finit avec ces deux grandes amitiés avec Chang, le Chinois du Lotus bleu, et Zorrino, l’Indien du Temple du soleil.

Ça commence du mauvais coté et ça finit du bon

Exactement. Hergé est le Jules Verne des sciences humaines. Jules Verne permet de faire comprendre les sciences, le progrès scientifique; Hergé est celui qui fait la même chose avec les sciences humaines du XXe siècle. Son Tintin court le monde pour nous le faire connaître et comprendre.

Vous avez connu Hergé…

Oui, j’avais fait un article sur lui et nous nous sommes rencontrés vingt-cinq ans avant sa mort, dans les années 1960. Hergé était mon ami, un ami de vieillesse. C’était un homme très modeste. Il ne parlait pas volontiers de ses succès. C’était quelqu’un d’extrêmement sensible.

Et qui voyageait peu, paradoxalement

Lui-même non… Mais sa documentation était impressionnante. Pour L’Île noire, par exemple, il avait réuni des milliers de photos de l’Écosse. Tout était renseigné, noté, préparé.

Vous faites de lui le vulgarisateur des sciences humaines. Cette idée lui plaisait-elle?

Oui, bien sûr, c’est ce qu’il a cherché toute sa vie. Faire quelque chose d’universel. Vous connaissez quelqu’un qui a été lu par tous les jeunes à partir de 1936 jusqu’à maintenant? C’est même étrange, cette pérennité. D’autant plus qu’aujourd’hui, le monde de Tintin est largement obsolète. Il n’y a ni téléphone portable ni ordinateur, les voitures ont bien changé… Pourquoi un univers aussi démodé intéresse-t-il encore les jeunes d’aujourd’hui? Parce que chez Hergé, les caractères sont bien déterminés. Dupont et Dupond, Haddock, Tournesol… Ces personnages ne se démodent pas.

Quel est votre album préféré, celui que vous avez le plus lu?

Il y en a plusieurs, bien sûr. Celui qui est immortel du point de vue du récit, c’est Le Secret de la licorne. Celui qui est moderne parce qu’il traite de la communication, c’est Les Bijoux de la Castafiore. Une sorte de traité de la communication ratée! On n’a jamais la boucherie Sanzot, rien ne marche! Celui que j’aime aussi, en tant que montagnard, c’est Tintin au Tibet. Du point de vue de la morale, il est extraordinaire, celui-là. Quand je suis arrivé dans l’Himalaya, et que je suis entré pour la première fois dans un monastère tibétain, j’ai su quelle conduite adopter en me souvenant de Tintin. Et c’était ce qu’il fallait faire…

Où est-ce que Hergé allait chercher tout ça?

C’était un formidable raconteur d’histoires mais aussi un expérimentateur. Il testait toujours ses gags dans son bureau avec ses collaborateurs. C’était quelqu’un qui travaillait en équipe. Et même si très vite son activité est devenue une petite industrie, il a su conserver ce petit artisanat de ses débuts.

Vous avez dit récemment sur France Info qu’il ne fallait pas comparer Tintin et Astérix…

J’ai été très secoué par l’avalanche de réactions que cela a provoqué. J’ai tout simplement dit que, dans Astérix, on faisait le coup de poing pour résoudre les conflits, qu’il y a de la drogue, la potion magique, et que le poète était toujours bâillonné à la fin… Apparemment, personne n’avait vu Astérix sous cet angle, mais mis bout à bout, j’ai dit que cela pouvait froisser.

Alors que Tintin, dites-vous, est un héros positif…

Si vous regardez la tête de Tintin, elle est ronde, je la compare à ces images à trous dans lesquelles chacun peut venir mettre sa propre tête. C’est ça, Tintin. Il est polyvalent. Vous pouvez vous identifiez à lui et moi aussi. Tintin est un héros omnivalent. C’est cela son succès. On peut s’identifier à lui, tout en s’identifiant aussi à son capitaine Haddock. Je suis maladroit comme lui, péteux quelquefois, je rate souvent ce que j’entreprends. En fait, on peut s’identifier aux deux. C’est le deuxième secret…

Pourquoi est-ce un monde sans femmes?

Ah ça, c’est le grand mystère et le grand problème! D’abord, il faut dire que ce n’est pas le propre de Tintin, la littérature de ces années-là est, elle aussi, sans femmes. Dans Jules Verne, il n’y en a pas non plus. Aujourd’hui, on le remarque, parce qu’on sort d’une grande période d’antiféminisme dont on ne se rendait pas compte à l’époque. Tintin, c’est le XXe siècle! Ce siècle où la honte de la France a été de donner le droit de vote aux femmes en 1946 après avoir écrit pendant des décennies dans les livres d’histoire que le vote en France était universel!

Vous en aviez parlé avec Hergé de cette absence de femmes?

Oui, souvent. Lui aussi reconnaissait que c’était un problème. Il disait qu’il était parti avec une « équipe », qu’il ne pouvait plus marier Tintin, que le capitaine Haddock était un personnage de vieux garçon… Où mettre une femme dans tout cela? Il a essayé avec la Castafiore. Mais la messe était déjà dite.

Le Fétiche et l’Iconoclaste

cliquez au milieu de l’image pour lancer la vidéo

Extrait de l’émission La Grande Librairie

Michel SERRES, interviewé par Marcel JULLIAN, parle de l’album « Le lotus bleu », évoque son amitié pour Hergé et son admiration pour l’homme et son oeuvre. Deux petits montages sur le capitaine Haddock et la Castafiore.

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Un commentaire


  1. Merci Jean Luc pour cet hommage !
    C était un humaniste, un très grand personnage par son esprit vif, sa joie de vivre, éternel optimiste et enfin un merveilleux Tintinophile 😢😔
    Il sera merveilleusement accueilli là haut par un autre grand personnage Georges Remi 😉 🗯💥💫💨💬

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