Le Sceptre d’Ottokar, situé entre L’Ile Noire et Le Crabe aux pinces d’or est la huitième aventure de Tintin. Elle a commencé à paraître, sous forme de feuilleton en prépublication, le 4 août 1938 dans le “Petit Vingtième” et s’y est terminée le 10 août 1939. Son titre était à l’époque : “Tintin en Syldavie”.
L’album noir & blanc est sorti en1939 et c’est en 1947 que paru la première édition couleurs. Signalons enfin que “Le Sceptre d’Ottokar” constitue la dernière aventure de Tintin “en solitaire”. Le personnage de Haddock n’est pas encore là, ni celui de Tournesol. Mais il y a bien sûr les Dupont(d) et l’arrivée de La Castafiore.
LE SCEPTRE D’OTTOKAR : UNE TRANSPOSITION RÉUSSIE
Directement inspiré de l’actualité politique de l’époque, en 1938, “Le Sceptre d’Ottokar” voit Tintin jouer un rôle politique très important. L’Île noire avait un caractère purement policier. Il en va tout autrement de l’histoire qui lui succède, Le Sceptre d’Ottokar puisque cette aventure voit Tintin jouer un rôle politique plus important encore que dans Le Lotus bleu puisqu’il sauve ici un pays tout entier. Hergé s’est inspiré de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en mars 1938. La première c’est la paisible Syldavie et la deuxième c’est la totalitaire Bordurie.
UNE ILLUSTRATION HERGÉENNE DE L’ACTUALITÉ EUROPÉENNE DE L’ÉPOQUE
C’est lors du Sceptre d’Ottokar que Tintin intervient directement dans les affaires du pays. Il découvre un complot visant à voler le sceptre pour détrôner le roi et déstabiliser le pays. Après quoi, les Bordures envahiraient la Syldavie. Une des particularités des Aventures de Tintin est l’utilisation de pays fictifs, créés de toutes pièces par Hergé. Le duo formé par la Syldavie et la Bordurie, deux petits États d’Europe de l’Est, est sans doute la plus réussie de ces créations. Hergé en fait le théâtre de plusieurs récits et leur donne un réalisme sans pareil. Quelques mois à peine avant qu’il n’entame la réalisation de cette histoire, l’affaire de l’Anschluss (c’est-à-dire l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie), avait vivement ému l’opinion européenne. Incapable de résister aux pressions hitlériennes, le chancelier autrichien Schuschnigg avait été contraint de démissionner. Dans la nuit du 11 au 12 mars, les troupes allemandes avaient envahi l’Autriche et été acclamées par les forces nazies du pays. Le 13, Hitler avait proclamé l’annexion du pays: l’Autriche n’était plus qu’une nouvelle province du IIIe Reich.
EN SAVOIR PLUS SUR L’ANSCHLUSS (1938)
Dès 1934, les nazis assassinent le chancelier d’Autriche, Dolfuss, et tentent un putsch. De son côté, l’Allemagne entame la reconstruction de son armée ainsi que la remilitarisation de la Rhénanie. En novembre 1936, l’axe Rome-Berlin est conclu, resserrant l’étau autour de l’Autriche. À la mi-février 1938, Schussnigg, successeur de Dolfuss, reçoit un ultimatum de l’Allemagne, lui demandant de libérer tous les nazis emprisonnés et de nommer le nazi Seyss-Inquart ministre de l’Intérieur. En réaction, le chancelier organise un référendum sur l’indépendance autrichienne pour contrer les prétentions territoriales de Hitler mais, suite aux pressions de Goering, Schussnigg doit démissionner le 10 mars, le référendum est annulé et Seyss-Inquart prend les commandes du pays.
Dès lors, le sort de l’Autriche est scellé: suite à un « appel à l’aide » de Seyss-Inquart demandant l’aide de l’Allemagne pour “rétablir la paix et l’ordre et prévenir un bain de sang”, les troupes allemandes envahissent le pays sans résistance, le 11 mars 1938. Deux jours plus tard, “anschluss” (annexion) par l’Allemagne : l’Autriche devient une province du Reich.
Dans les mois suivants, la Tchécoslovaquie se fait dépecer, l’Albanie annexer par l’Italie et, finalement, la Pologne brutalement envahir. Plus rien ne peut empêcher le début des hostilités, le 3 septembre 1939.
UNE TRANSPOSITION RÉUSSIE
L’aspect le plus remarquable de cette histoire réside pourtant moins dans le thème lui-même que dans la façon tout à fait originale qu’a Hergé de le traiter. Loin de relater les événements de manière journalistique, il réussit en effet à s’affranchir des limites narratives qu’un réalisme trop strict lui aurait sans doute imposées. Il ne transcrit pas les événements, il les transpose en n’en conservant que la substance. Témoin de ces événements, Hergé fait le récit, selon sa propre expression d’un anschluss raté. La publication du récit ayant commencé le 4 août 1938, l’événement est encore tout récent.
- D’une part, on peut relier la Syldavie à trois pays dont elle est la synthèse.
- D’abord, la présence d’une “cinquième colonne” qui infiltre et déstabilise le pays, en volant le Sceptre, et d’un complot visant à l’envahir par la suite rappelle le triste cas de l’Autriche.
- Ensuite, on trouve des liens avec la Pologne, dont Hergé présageait peut-être le sort : conflits séculaires avec la Bordurie, à l’image de la Pologne et de l’Allemagne, frontière commune avec l’Allemagne et la Tchécoslovaquie, conformément au trajet d’avion de Tintin, ainsi que des similitudes entre les langues et l’architecture.
- Enfin, certains éléments slaves, la géographie et l’histoire de la Syldavie la rapprochent de la Roumanie : en effet, ce pays était une monarchie durant l’entre-deux-guerres et possédait un parti fasciste nommé “La Garde de Fer”, très proche de la “La Garde d’Acier” syldave.
- D’autre part, la Bordurie présente de nombreuses similitudes avec l’Allemagne. Elle a envahi la Syldavie à plusieurs reprises dans le passé, comme l’Allemagne a maintes fois envahi la Pologne. Aussi, le nom du chef du parti pro-bordure “La Garde d’Acier” est tout à fait révélateur: Müsstler, combinaison évidente de Mussolini et Hitler.
- De plus, l’uniforme du colonel Boris évoque les uniformes S.S. Enfin, les avions bordures, en tout point semblables aux fameux chasseurs Messerschmit 109 (B, C ou D), portent un cryptogramme géométrique sur l’empennage rappelant la svastika et, dans la version noir et blanc de l’album, on peut remarquer qu’ils sont fabriqués par Heinkel, industrie de guerre allemande. En définitive, tous ces éléments ne peuvent être le fruit du hasard et sont au contraire autant d’indices laissés par Hergé pour faire connaître aux lecteurs attentifs la véritable signification de cette aventure de Tintin : une dénonciation de l’Anschluss.
Dans l’album, Hergé montre bien la mécanique du coup d’état : troubles provoqués en Syldavie par des agents secrets bordures à l’encontre de commerçants bordures, réaction de soutien aux autochtones des troupes bordures préalablement massées à la frontière, abdication du roi privé de son symbole de souveraineté, invasion par action combinée entre l’aviation et les forces terrestres. Le chef des conjurés ne se nomme-t-il pas Müsstler ? (Nom-valise composé de Mussolini et Hitler)
LA SYLDAVIE : UN PETIT ROYAUME D’OPÉRETTE
Citons ici Jean-Marie Apostolidès (Les Métamorphoses de Tintin, 1984)
« …Hergé campe donc un petit royaume d’opérette, ayant conservé intactes des traditions millénaires… La Syldavie se présente comme une enclave médiévale au milieu de la modernité. C’est un pays protégé, géographiquement d’abord, car il est entouré de montagnes, dont le massif des Zmyhlpathes. Peu peuplé (642 000 habitants dont 122 000 pour la seule capitale Klow), il a su échapper à l’industrialisation. Des villages comme Zlip ne possèdent pas de routes goudronnées et n’ont sans doute pas l’électricité partout. Les paysans ont gardé leurs costumes d’antan sans tomber dans la tendance folklorique; ils vivent au rythme de leurs bœufs, paisiblement. En ville même, les signes de la modernité s’intègrent au cadre traditionnel; ils n’annoncent pas de rupture, ils s’ajoutent à ce qui est déjà là. (…) Si Klow est une capitale moderne, la tradition y conserve ses droits, et Tintin demande son chemin à un porteur d’eau ambulant dont le costume et les outils trouveraient aujourd’hui leur place dans un musée ethnographique. La Syldavie n’a pas rompu ses liens avec le passé, c’est un pays enraciné… »
De nombreux auteurs estiment que le roi Muskar XII de Syldavie a été inspiré, pour le physique et l’allure générale, par le roi Zog Ier qui a régné sur l’Albanie de 1928 à 1939.
LE TRAIT DE GÉNIE DE HERGÉ
L’un des problèmes de Hergé était de faire exister ce pays dans l’esprit de ses lecteurs sans verser dans le didactisme. Là où tant d’autres auteurs auraient alourdi les dialogues par d’interminables tirades explicatives, Hergé réussit une fois de plus à trouver un subterfuge original et astucieux. La solution qu’il lui apporte est remarquablement habile: elle consiste à insérer au cœur de l’album un prospectus touristique consacré à la Syldavie, prospectus que nous découvrons en même temps que Tintin.
Les informations contenues dans la brochure font de nous, en quelques minutes, des familiers de ce pays et de ses traditions et nous permettent d’apprécier pleinement les dramatiques événements qui vont y survenir.
Selon Hergé, la Syldavie, “royaume du pélican noir”, (dont la devise est : « Eih bennek, eih blavek », soit “qui s’y frotte s’y pique”) est un petit État d’Europe orientale, ne comptant que 642 000 habitants. Le pays est composé de deux grandes vallées se rejoignant à Klow, la capitale (122 000 habitants).
Le relief est assez accidenté, et le massif montagneux des Zmylpathes, riche en gisements d’uranium, occupe une partie du territoire. Le sous-sol est très riche et les plaines très fertiles, ce qui favorise la culture du blé. La monnaie du pays est le khor. Les principales exportations sont l’eau minérale de Klow, le bois et les chevaux. Les violonistes syldaves sont aussi très renommés. La Syldavie est desservie par la compagnie aérienne Syldair. La Syldavie connut une histoire très mouvementée, puisque qu’elle fut sous la domination turque durant plus de deux siècles. Les Slaves reconquirent le territoire en 1127, sous le commandement de Hveghi, qui allait devenir le roi Muskar 1er. Ses successeurs s’affaiblirent peu à peu et la Bordurie, pays voisin, conquit le pays en 1195. En 1275, le baron Almazout chassa les occupants et devint roi, sous le nom d’Ottokar 1er. Cependant, ce n’est que sous le règne d’Ottokar IV que le pays se développa et fut unifié. Suite à une altercation avec un baron, le roi se défendit avec son sceptre. Depuis ce jour, pour garder son trône, le roi doit présenter son sceptre à la foule lors de la fête nationale, la Saint-Wladimir.
L’APPARITION DE NOUVEAUX PERSONNAGES…
Bianca Castafiore
Le Sceptre voit aussi l’apparition d’une figure encore plus marquante mais dont Hergé était alors loin d’imaginer l’importance qu’elle prendrait dans la série: Bianca Castafiore. Le moins que l’on puisse dire est que la cantatrice n’éveille pas l’enthousiasme de Tintin lors de leur première rencontre.
C’est le 5 janvier 1939, dans la double page consacrée aux aventures de Tintin que Tintin rencontre une fort impressionnante personne : Bianca Castafiore dont c’est la toute première apparition (pour ce personnage qui deviendra célèbre, Hergé s’est inspiré de la mère d’un de ses plus proches amis : José de Launoit). La célèbre Diva se produit le soir même au Kursaal de Klow et gagne la capitale en voiture. Tintin l’a rencontré à l’Auberge de la Couronne. Il choisit de faire le voyage avec elle plutôt qu’avec le paysan syldave et sa charrette. Heureuse inspiration qui lui permet d’échapper au guet-apens que lui est tendu par les conspirateurs. Mais cette chère Bianca n’hésite pas à lui infliger un récital à bord de la voiture. La célèbre diva lui donne un échantillon de sa formidable puissance vocale en interprétant “l’Air des bijoux” du Faust de Gounod. Tintin choisira finalement de continuer son voyage à pied… à ses risques puisqu’il sera arrêté !
Le colonel Boris
Ce malfaisant au crâne de bagnard, (dont l’uniforme n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’uniforme des SS) qui est l’aide de camp de Muskar XII fait partie du complot qui vise à destituer le roi et à soumettre la Syldavie aux aux visées expansionnistes du dictateur Müsstler. Heureusement, Tintin le démasquera rapidement. Mais nous retrouverons ce personnage, qui à la rancune tenace, dans “Objectif Lune” où Il embarquera secrètement (dissimulé dans une caisse d’instruments d’optique, avec la complicité de Wolff) dans la fusée lunaire, sous le nom de “Colonel Jorgen”. Il échouera dans sa tentative de s’emparer de la fusée et, tué accidentellement, il sera abandonné dans l’espace. Il semblerait que Hergé, pour cette partie de l’aventure, se soit directement inspiré des événements survenus en Roumanie à la fin de l’année 1938 : le coup d’état contre le roi roumain Carol II. Le rôle ambigu du général Antonescu (alors ministre de la guerre et qui deviendra devenir dictateur après la démission du roi le 6 septembre 1940) qui était très proche du roi et qui avait toute sa confiance semble coller parfaitement au personnage du colonel Boris.
Le professeur Halambique
Hergé aborde dans le Sceptre d’Ottokar un thème qui lui est cher : celui de la gémellité. Latent dans plusieurs des Aventures précédentes et qui se trouve ici traité de façon explicite. Avec Nestor et Alfred Halambique, Hergé nous offre une nouvelle variation sur le thème des deux frères, déjà abordé dans L’Oreille cassée avec les frères Balthazar et que l’on retrouvera bientôt dans Le Secret de la Licorne avec les redoutables frères Loiseau. Ici, les deux frères ne se ressemblent que pour mieux se dissembler, le premier, Nestor, étant une sorte de Dr Jekyll dont Alfred constituerait le Mr Hyde, la face sombre et maléfique. Ils sont jumeaux comme le sont Syldavie et Bordurie: pour mieux lutter l’un contre l’autre
Le premier par ordre d’apparition est Nestor. Il est insoupçonnable, il fume, il est myope et porte des lunettes. C’est un savant spécialisé dans la “sigillographie” : la science des sceaux. Il habite au 24 rue du Vol à Voile et sa concierge s’appelle Madame Pirotte. Il sera enlevé par les comploteurs juste avant son embarquement avec Tintin pour la Syldavie, et sera séquestré pendant de longs jours dans une cave.
Le second est Alfred, il ne fume pas et bénéficie d’une acuité visuelle extraordinaire. Il usurpe l’identité de son frère pour se rendre à Klow où il obtient l’autorisation de pénétrer dans la salle du Trésor. Avec son complice Czarlitz (photographe officiel de la Cour royale), il dérobe le sceptre.
Hergé s’est toujours amusé avec les noms dont il a affublé ses personnages secondaires en leur donnant des consonances humoristiques.Par exemple, dans l’Or Noir, le conseiller militaire de l’émir du Khemed s’appelle “Ben Moulfrid” comme “moules frites”, dans Le Crabe aux Pinces d’Or, le chef du réseau de trafic d’opium s’appelle “Omar Ben Sallaad” comme “salade de homard”, le bijoutier des Bijoux de la Castafiore s’appelle “Tristan Bior” comme “Christian Dior”, le milliardaire de Vol 714 s’appelle “Carreidas” comme “Carré d’As”, etc… Il ne déroge pas à cette règle dans le “Sceptre d’Ottokar” : il est vraisemblable que le nom du Professeur Nestor Halambique soit une allusion fort claire à cette célèbre bière bruxelloise qui porte le nom de Lambic.
LA CONTRIBUTION DE NOTRE AMI PIERRE RUBENS :
Vous écrivez : Selon Hergé, la Syldavie, “royaume du pélican noir”, (dont la devise est : « Eih bennek, eih blavek », soit “qui s’y frotte s’y pique”). Ce qui est évidemment erroné.
Voici d’ailleurs le texte original recopié scrupuleusement de la brochure que Tintin lit dans l’avion : C’est lui (Ottokar IV) qui prononça les paroles célèbres « Eih bennek, eih blavek » qui sont devenues la devise de la Syldavie.
Voici l’origine de cette phrase :
Un jour,…. / …. le roi lui asséna sur la tête un coup de sceptre qui l’étendit à ses pieds, s’écriant en syldave : « Eih bennek, eih blavek ! », ce qui signifie à peu près : »Qui s’y frotte s’y pique. »
S’il s’était agi d’une traduction française du syldave, Hergé aurait écrit : « ce qui se traduit par » ou « ce qui signifie » tout court. Le « à peu près » montre donc bien qu’il s’agit d’une interprétation libre (qui n’est là que pour leurrer ceux qui ne comprennent pas le bruxellois). Car tout bruxellois (et Hergé en était incontestablement un) qui se respecte, a immédiatement compris: ‘Eih bennek, eih blavek’ qui est la transcription phonétique du bruxellois pour ‘Hier ben ik, hier blijf ik’ (en bon néérlandais) et qui se traduit littéralement par « Ici suis je, ici reste je », autrement dit : ‘J’y suis, j’y reste’ (en bon français).
Dans la situation d’Ottokar, vis à vis du baron qui tente de lui voler son royaume, il proclame à ce moment là « J’y suis, j’y reste » et il agit en le frappant avec son sceptre et donc le résultat de l’action est : « Qui s’y frotte, s’y pique. » Voilà où est le lien entre les deux. Il est de notoriété chez les tintinologues, qu’Hergé n’a jamais facilité l’interprétation du bruxellois par les non-initiés, réservant cela comme ‘private joke’ pour les Bruxellois. Le livre de Jean-Jacques De Gheyndt dont nous avons récemment parlé explique d’ailleurs également bien cette confusion.
Tintino-amicalement,
Pierre
SCEPTRE D’OTTOKAR, LES NOTES PRÉPARATOIRES DE HERGE : UNE VERSION DIFFÉRENTE !
TINTIN VIDÉO : FEUILLETON RADIOPHONIQUE LE SCEPTRE D’OTTOKAR – EPISODE 1
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