LE FAMEUX CERTIFICAT DE CIVISME DE HERGÉ (1944 – 1946)

Il existe une surprenante et tenace légende concernant le fameux certificat de civisme de Hergé. Celle selon laquelle c’est Raymond Leblanc, qui fort de son passé de résistant le lui aurait obtenu. Quelle belle et touchante histoire ! C’est aujourd’hui ce qu’on l’appelle du « storytelling », c’est-à-dire le fait, dans un contexte marketing, de raconter une histoire à des fins de communication.

Essayons de faire la part des choses dans cette légende…

L’APRES GUERRE : LES ENNUIS DE HERGÉ

Le 3 septembre 1944, les Welsh Guards britanniques libérèrent Bruxelles. Et, comme en France, la période qui suit la libération est également celle de l’épuration et des répressions par lesquelles la population souhaitait faire payer aux collabos leur traîtrise.

Le pays connaît alors des exécutions sommaires, des lynchages publics. Les femmes ayant couché avec l’ennemi sont rasées sur la place publique, etc. 400 000 dossiers d’instruction sont ouverts et conduisent 56 000 Belges suspectés de collaboration devant les tribunaux. Hergé en fait partie, presque automatiquement, puisqu’il a publié pendant toute l’occupation dans un quotidien, Le Soir, contrôlé par les allemands.

Selon le Comité de la Presse Belge qui vient de se créer : « Tous les collaborateurs de ces journaux… doivent être méprisés et rejetés de la communauté belge comme ayant servi… la politique de l’ennemi… étant inadmissible qu’au lendemain de la libération du territoire, ceux qui ont pactisé avec l’envahisseur s’associent à notre vie publique« .

Dans les jours qui suivent Le Soir change d’équipe rédactionnelle et le Haut Commandement Interallié interdit l’exercice de la profession à tous les journalistes ayant collaboré à la rédaction d’un journal pendant l’occupation. Ce qui est le cas de Hergé…Son domicile est perquisitionné. Motif essentiel : avoir publié dans un journal contrôlé par l’occupant.
En quelques jours, Hergé est arrêté à quatre reprises, par la Sûreté de l’Etat, la police judiciaire, le Mouvement national belge et le Front de l’indépendance. Il sera même emprisonné la nuit du 9 au 10 septembre 1944.
Une plaquette qui porte le nom de “Galerie des traîtres” est même éditée par le journal résistant « L’Insoumis » (un mot qui est revenu à la mode ces derniers mois), Hergé y figure deux fois (ce qui prouve la qualité de l’information !), une fois sous son pseudonyme Hergé et l’autre sous le nom de Georges Remi : “Selon certains renseignements obtenus, serait rexiste, mais nous n’avons pu obtenir confirmation”. 

La galerie des traîtres

La galerie des traîtres

 Le même journal L’Insoumis publie quelques jours durant une mauvaise bande dessinée sous le titre de “Tintin et Milou au pays des nazis”.

Il est donc considéré comme « un journaliste au service de l’ennemi« . Pour travailler à nouveau il devra bénéficier d’un « certificat de civisme ». Document indispensable à l’époque même pour pouvoir rouler en voiture…

RAYMOND LEBLANC : « LE SAUVEUR DE HERGÉ » ?

Voilà ce qu’affirmait Raymond Leblanc dans une interview avant son décès (notez que Hergé, disparu depuis 25 ans ne pouvait plus le contredire…) :

« À l’époque, seuls les résistants avaient le droit d’éditer ou de publier des histoires. Cela nécessitait un certificat de civisme. Pour l’obtenir pour Hergé, il fallait avoir accès aux plus hautes autorités du pays. Des hommes qui, chance pour moi, étaient de bonnes connaissances… Je lui ai donc d’abord obtenu un certificat de civisme pour qu’il puisse rouler à vélo. Aujourd’hui, ça peut paraître surréaliste, mais à l’époque, il fallait passer par là. Ensuite, j’ai réussi à décrocher un autre document pour qu’il puisse avoir un chien… Ce n’est qu’ensuite que j’ai pu obtenir le document qui lui a permis de redessiner« .

Et voilà… Raymond Leblanc devenu sauveur de Hergé et de l’un des plus grands auteurs au monde de bande dessinée !  Pendant qu’on y est, pourquoi pas une intervention en haut-lieu pour permettre à Hergé et Germaine d’acquérir un presse-purée ? Imaginez tout ce que nous aurions perdu sans ce Monsieur

  • Le Temple du Soleil, septembre 1949
  • Tintin au pays de l’or noir, décembre 1950
  • Objectif Lune, septembre 1953
  • On a marché sur la Lune, août 1954
  • L’Affaire Tournesol, octobre 1956
  • Coke en stock, juillet 1958
  • Tintin au Tibet, janvier 1960
  • Les Bijoux de la Castafiore, janvier 1963
  • Vol 714 pour Sydney, janvier 1968
  • Tintin et les Picaros, janvier 1976
  • Tintin et l’Alph-Art, octobre 1986

LE RÉSISTANT RAYMOND LEBLANC

C’est parce qu’il se targuait d’être « un grand résistant » (décoré de la Croix de Guerre, à la Libération) que Raymond Leblanc aurait pu obtenir tout cela. Alors donnons-nous la peine d’examiner ses actes de bravoure…

D’abord on découvre que Raymond Leblanc a publié en 1942, (en pleine occupation, donc) un modeste opuscule : « Dés pipés – Journal d’un Chasseur Ardennais » (consacré à ses réflexions sur la « campagne des 18 jours » en référence à la bataille menée par les armées belges du 10 au 28 mai jusqu’à la capitulation décidée par le roi Léopold III). Cet ouvrage paru, faut-il le souligner en Belgique occupée avec bien évidemment l’aval de la Propaganda Abteilung…. Donc lui aussi il publiait pendant l’occupation. Comme Hergé…

Ensuite Raymond Leblanc a effectivement adhéré à un mouvement de résistance, mais chose surprenante, on nous précise rarement lequel… C’était « Le Mouvement National Royaliste ». Il s’agissait d’un mouvement politique monarchiste nationaliste belge, fondé par des adeptes de Léon Degrelle au début de l’occupation allemande, dont l’objet était d’instaurer un régime autoritaire autour de la personne du Roi Léopold III. Une brochure publiée en mai 1941 et intitulée « Les principes fondamentaux du MNR » expose les idées de cette organisation : indépendance de la Belgique, la famille est la cellule de base de la société, suffrage plural, corporatisme, État fort dirigé par le Roi entouré de conseillers qu’il choisit lui-même, collaboration des classes, etc. Le mouvement finira par rompre en février 1941 avec Rex. Le MNR participera à l’évacuation de pilotes alliés, aidera des familles juives entrées dans la clandestinité. Le MNR réalisera certains sabotages et participera, au côté de l’Armée secrète à la mise au point d’un plan d’action en vue de la libération. Le MNR viendra particulièrement en aide aux réfractaires.

EN RÉALITÉ, HERGÉ N’A PAS EU BESOIN DE FAIRE APPEL À RAYMOND LEBLANC

Reprenons la Chronologie.

D’abord une remarque amusante. Casterman qui a publié tout au long de l’occupation les albums des Aventures de Tintin qui étaient parues dans Le Soir (Le Crabe aux Pinces d’or, l’Étoile Mystérieuse, Le Secret de la Licorne, Le trésor de Rackham le Rouge) n’a jamais, au grand jamais était inquiété par les « épurateurs »… À signaler au passage.

  • Le 7 septembre 1944, 4 jours après la libération, ça ne traîne pas, le domicile de Hergé est perquisitionné. Voici le résultat d’après le rapport de l’officier de police judicaire qui a mené les opérations : « Nos recherches les plus minutieuses ne nous ont pas permis de trouver la moindre trace de documents ou autres pièces de nature à établir que l’intéressé ait eu une activité quelconque en faveur ou en collaboration avec les Allemands« . C’est la Police qui le dit.
  • Le 9 septembre, la Sûreté de l’État, en personne, vient arrêter le « suspect » et il est emprisonné à Saint Gilles. Le lendemain matin il est entendu par un magistrat dépendant du Procureur du Roi. Résultat : il est rapidement libéré car aucune charge ne peut être retenue contre lui.. C’est la Justice qui le dit.

  • Mais la Justice poursuit inexorablement son chemin. En mars 1945, le magistrat chargé d’examiner les charges qui pèsent sur Hergé, adresse un rapport confidentiel à l’Auditeur Général Walter Ganshof van der Meersch (signalons que ce dernier avait la réputation d’être un « teigneux » et qu’il était redouté puisqu’on le surnommait « Jupiter »), voici ce qu’il écrit : « …J’incline à ne pas exercer de poursuites… J’estime que ce serait de nature à ridiculiser la Justice de se prendre à l’auteur d’inoffensifs dessins pour enfants.  Cependant une expertise a été instituée… J’attends le rapport d’expertise avant de prendre une décision définitive« 
  • le 10 septembre 1945, les premiers contacts sont pris avec Hergé par Pierre Ugeux pour le lancement d’un magazine pour la jeunesse qui reprendrait la formule du Petit Vingtième en la modernisant. 3 hommes sont intéressés :

– André Sinave, résistant lui aussi, qui vient de lancer un magazine de cinéma et qui connaissait Hergé car, tout jeune, il écrivait de petites histoires dans Le Petit Vingtième.

– Albert Debaty, un ancien journaliste à Voilà, (vous savez, cet hebdomadaire pro allemand, qui paraissait pendant la guerre en Belgique et qui était un véritable plagiat par sa présentation et l’imitation des rubriques du célèbre Pourquoi pas). Il semblerait donc que ce Monsieur Debaty n’ait pas été considéré comme « un journaliste au service de l’ennemi » lui, … Étrange !

– Et enfin Raymond Leblanc, officier de réserve

Les 3 hommes avaient dans l’idée non seulement de publier un journal dont Tintin aurait été le héros, mais aussi de récupérer l’édition des albums. Mais Casterman (on comprend pourquoi) refusera.

  • Pendant ce temps, la Justice continue d’avancer. Le 12 novembre 1945 le premier Substitut Vinçotte, chargé du « Dossier Hergé » rédige un nouveau rapport dans lequel il écrit : « L’expertise en cause n’a fourni aucun élément nouveau… D’autre part, aucune activité, telle que caricature à caractère de propagande, appartenance à un mouvement pro allemand, ou même manifestation de sentiments favorables à l’Ordre Nouveau n’est venue au jour…  Je me propose de clôturer cette information par une décision sans suite« 
  • Le 21 décembre 1945 enfin le « Dossier Hergé » est donc définitivement classé sans suite. Avec cette mention : « Je n’ai pas l’intention de faire inscrire Georges Remi sur la liste des inciviques en vue de la déchéance de ses droits« 

Faut-t-il préciser que le premier numéro du journal Tintin sortira en septembre 1946, 9 mois plus tard

CLAP DE FIN

Hergé n’a jamais été considéré par la justice Belge par comme « incivique »

Ainsi lorsque au début de l’été 1946, Hergé envisage l’achat d’une Peugeot 202 d’occasion il demande, comme il se doit à l’époque pour n’importe quel individu souhaitant posséder une voiture, à l’Administration le certificat de civisme indispensable pour conduire un véhicule. Il l’obtiendra tout naturellement sans la moindre difficulté. Preuve qu’il n’a eu besoin ni de passe-droits, ni de la moindre intervention, et encore moins de celle de Raymond Leblanc n’en déplaise aux biographes hagiographes de ce dernier.

Inutile de préciser tout ce que cette publication doit à l’ouvrage de Philippe Goddin « Hergé, Lignes de vie »

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