TINTIN EN AMÉRIQUE

Un société matérialiste qui ne respecte plus aucune valeur… sauf celle de l’argent-roi !

 

Tintin en Amérique, qui se situe entre Tintin au Congo et Les cigares du Pharaon est la troisième aventure de Tintin. Elle a commencé à paraître, sous forme de feuilleton en prépublication, le 3 septembre 1931 dans le Petit Vingtième et s’y est terminée le 20 octobre 1932. Son titre était dans les toutes premières planches : “Les aventures de Tintin, reporter, à Chicago”.

L’album noir & blanc est sorti à la fin de l’année 1932 en 120 planches. Et c’est en 1946 seulement (presque 15 ans plus tard) que paru la première édition couleurs. 

Les défauts auxquels Hergé s’efforça de remédier étaient essentiellement de deux ordres.

  • Les premiers n’étaient autres que des maladresses pures et simples, des entraves à cette lisibilité que Hergé cherchera de plus en plus, y voyant la qualité majeure d’une bonne bande dessinée. Dans la version noir et blanc, la lecture était en effet plus d’une fois perturbée, ou ralentie, faute du respect de certaines règles.
  • Les autres détails que le dessinateur élimina impitoyablement n’étaient pas réellement des erreurs mais plutôt des incongruités contrevenant à ce style hergéen qui se dégageait peu à peu. Dans la version noir et blanc, on trouve encore, notamment, des « impuretés » empruntées à d’autres arts tels que les effets optiques inspirés du cinéma. Dans la version en couleurs, Hergé les supprimera systématiquement, s’efforçant d’approcher de plus en plus près les spécificités de la bande dessinée.

Une deuxième édition couleurs fut réalisée en 1973 pour la sortie de l’album aux États-Unis. C’est cette version qui est actuellement en vente. Autant les Zaïrois avaient réagi avec humour au paternalisme de Tintin au Congo, autant les éditeurs américains se montrèrent réticents vis-à-vis du portrait de leur pays qu’avait tracé Hergé. Tintin en Amérique fut la dernière des aventures du reporter à être traduite aux États-Unis!

LA (STUPIDE) CENSURE AMÉRICAINE

C’est en 1945 que sort la première édition couleurs de “Tintin en Amérique”. En revanche, en 1973, Hergé réalisa une seconde version couleurs (celle qui est “officiellement” en vente aujourd’hui) et il dû, à cette occasion, faire d’importantes concessions à son éditeur américain Little Brown. Dans 2 cases, les Américains lui imposèrent de retirer les noirs qui intervenaient dans le récit. En effet, ces chers américains, qui se drapent aujourd’hui dans les plis les plus vertueux de la démocratie, refusaient à l’époque (on était quand même en 1973 !) que figurent côte à côte des noirs et des blancs dans une histoire destinée à un jeune public…Cachez le sale nègre ! Et c’est Hergé qu’on ose traiter de racisme pour le Congo de 1931 ! 42 ans plus tard les américains lui imposaient le leur !.

C’est ainsi que le portier de la “Petroleum & Cactus Bank”, page 29, est désormais devenu blanc.

Mais avez-vous remarqué qu’au début de l’aventure, première planche, deuxième case, le gangster noir à la droite du groupe auquel s’adresse Al Capone est resté noir !? Cette image a-t-elle échappé aux censeurs américains ou bien le personnage est-il resté noir parce qu’il s’agissait d’un gangster ?

 

En revanche Hergé ne s’en est pas laissé davantage imposer par les vertueux éditeurs américains. Il a maintenu sa condamnation du racisme en vigueur chez les américains de l’époque en conservant la scène du lynchage et celle des indiens expulsés de leur territoire militairement.

L’AMÉRIQUE VUE DE… LA BELGIQUE !

Pour cette troisième aventure, Hergé peut enfin envoyer Tintin en Amérique. Voyageur pressé, le jeune reporter luttera contre la Mafia, sera fait prisonnier par les Indiens et fera jaillir un puits de pétrole…

Hergé qui avait déjà emmené le boy-scout Totor au Far-West rêvait depuis longtemps d’envoyer Tintin en Amérique. Expédier Tintin en Amérique l’intéressait au plus haut point car il s’agissait de défendre les Peaux-Rouges dont le scoutisme lui avait donné le goût de “l’indianisme”.

En 1931, dans les pays européens, l’Amérique n’est guère appréciée. C’est à la fois le pays de toutes les violences (crimes, gangsters, trafics d’opium, contrebande d’alcool, enlèvements, racisme, etc) et celui de la modernité dans toute sa démesure (gratte-ciel, circulation automobile, publicité, abattoirs industriels hyper-mécanisés, dollar-roi). Pour Hergé, à cette époque et comme pour beaucoup d’européens, ce monde américain matérialiste est une société qui ne respecte plus aucune valeur… sauf celle de l’argent-roi !

Curieusement, Hergé, pourtant soucieux de montrer à ses jeunes lecteurs, l’Amérique dans toutes ses extravagances, son modernisme et ses travers les plus criants, semble avoir oublié un fait essentiel de l’histoire américaine des années trente : la grande dépression économique consécutive au krach de 1929. La seule évocation se situe à la fin de l’aventure, lorsque Tintin visite les usines Slift : le directeur lui fait part d’un habile procédé de récupération pour “combattre la crise”.

Plus que jamais, dans Tintin en Amérique, Hergé imagine le jeune reporter luttant contre les forces du mal telles qu’elles sont vues par les européens. Il ne s’agit plus de dénoncer la terreur bolchevique ou d’exalter l’œuvre des missionnaires belges au Congo mais de prendre la défense des indiens exploités (et expulsés manu-militari de la terre de leurs ancêtres) et de lutter les méfaits du capitalisme et l’ultra-modernité.

Dans Tintin en Amérique, la corruption est abondamment décrite et l’indifférence des autorités aussi. La police se révèle soit totalement incompétente (sauf, semble-t-ilpour assurer avec brio une circulation automobile particulièrement dense) soit carrément complice des gangsters. Hergé résume cela dès le première strip où l’on voit un policier se mettre au garde à vous devant un gangster masqué qui vient de commettre un méfait.

 DES SOURCES DOCUMENTAIRES DE PLUS EN PLUS SÉRIEUSES

C’est vraiment à partir de Tintin en Amérique que Hergé commence réellement à se documenter avant de commencer l’aventure. C’est certainement son enthousiasme pour le sujet (les indiens, les gangsters) qui poussa Hergé à le faire sérieusement. Peut-être est-ce cet enthousiasme pour son sujet qui poussa Hergé à se documenter un peu plus pour ce troisième épisode que pour les deux précédents. Outre ses souvenirs de Fenimore Cooper, il utilisa 3 documents :

  • Mœurs et histoire des Indiens Peaux-Rouges

Pour ses “chers indiens”, leur mode de vie, leur culture et leurs mœurs, Hergé se plonge dans un livre savant, très remarquable, de René Thévenin et Paul Coze : Mœurs et histoire des Indiens Peaux-Rouges paru en 1928 aux Éditions Payot à Paris.

Les auteurs fournissent ainsi à Hergé plusieurs illustrations qui lui seront bien utiles : la coiffe du grand Sachem, le collier du chef, la hache de guerre, la lance et les flèches., etc…

Grâce à la lecture de ce savant ouvrage, abondamment illustré, Hergé donne une parfaite description des mœurs indiennes, évitant les erreurs d’un manichéisme primaire.

  • Un numéro spécial du CRAPOUILLOT

Pour découvrir l’Amérique moderne, celle des gangsters, de l’industrie, de la prohibition, Hergé consulte abondamment le numéro spécial du Crapouillot du mois d’octobre 1930 intitulé : Les Américains. L’ensemble est très complet. Sur près de 90 pages grand format et abondamment illustrées, on passe des gratte-ciel de New York aux abattoirs de Chicago, des casses à voitures aux publicités géantes sous formes de statues, de la prohibition à la loi du lynch, etc.

Élément clé de l’information d’Hergé durant les années trente, le magazine Le Crapouillot se voulait avant tout non conformiste, accueillant des polémistes de droite et de gauche et se spécialisant peu à peu dans la dénonciation des scandales de toutes sortes. Pour le dessinateur, la lecture d’une telle revue était une première façon de marquer ses distances par rapport à l’idéologie catholique et nationaliste qui prévalait au journal Le XXe Siècle.

Dans le numéro spécial du Crapouillot d’octobre 1930 consacré aux États-Unis, Hergé semble avoir été frappé par un article d’un certain Claude Blanchard intitulé « L’Amérique et les Américains ». L’auteur, bouleversé en particulier par Chicago, décrit cette ville comme « la capitale du crime où l’assassinat est accepté, dégusté comme un ragoût, servi tous les matins par les journaux » (Le Crapouillot, octobre 1930, cité par Jean-Marie Apostolidès dans son livre Les Métamorphoses de Tintin. Éd. Seghers, 1984, p. 30). Hergé est si impressionné par cette évocation qu’il situe dans cette ville une bonne partie de son histoire, appelant d’ailleurs son récit, pendant les quatorze premières semaines : « Les Aventures de Tintin, reporter à Chicago ».

  • Et le livre Scènes de la vie future

Que venait de faire paraître Georges Duhamel. Publié en juillet 1930, aux éditions du Mercure de France. Ce récit est un essai, rédigé sur le mode de la visite touristique, dénonçant le mode de vie des Américains : une mise en garde lancée contre les avancées de la science, de l’industrie et du commerce qui ne sont pas forcément porteurs d’une amélioration de la vie de l’humanité. Ce livre, qui connut un succès considérable (un an après sa parution il s’en était vendu 240 000 exemplaires et il connut plus de 240 éditions) s’attaque avec la plus grande virulence à la mécanisation, à l’automatisation de la société humaine et à l’acculturation des masses qui en résulte. Pour son auteur, “l’american way of life” représente la menace suprême pour le vieux continent. Hergé n’adoptera cependant pas la profonde aversion de Duhamel pour la civilisation américaine. Pourtant un lecteur attentif des 2 ouvrages remarque plusieurs séquences reprenant certains paragraphes du livre : l’étonnement face au flot des voitures, les statues publicitaires, la description des abattoirs de Chicago ou, les voitures abandonnées, rouillant au bord des routes.

DES PERSONNAGES INSPIRÉS DE LA RÉALITÉ

Al Capone

Quand Hergé commence à dessiner Tintin en Amérique, Alphonse (d’où le diminutif Al) “scarface” Capone est en pleine gloire (ses revenus annuels atteignent 100 millions de dollars) et il fait parler de lui dans le monde entier. Hergé s’attaque donc à un mythe en représentant le célèbre gangster dès le premier strip.;Hergé avait déclaré : “A Capone était pour moi un personnage quasi légendaire. C’est pour ça que je l’ai mis en scène tel quel”. Notez, en ce qui concerne Al Capone que c’est le seul personnage réel des aventures de Tintin qui porte son vrai nom. Les autres personnages réels dont Hergé s’est inspiré ont toujours été affublés d’un nom de circonstance.

Mary Pickford

Tintin rencontre, lors d’une réception organisée en son honneur, Mary Pickefort, une de ces starlettes modernes et excentriques. Il s’agit bien évidemment de Mary Pickford, immense star du cinéma muet Surnommée “la petite fiancée de l’Amérique”, elle était née en 1892 à Toronto et s’appelait en réalité Gladys Louise Smith. En 1919 elle fut co-fondatrice avec Griffith, Charlie Chaplin et Douglas Fairbanks (qu’elle épousa l’année suivante) de la célèbre compagnie cinématographique “United Artists”. Comme pour beaucoup d’autres, la fin du cinéma muet fut fatale à sa carrière. Elle est morte en avril 1979.

Bobby Smiles, alias Georges Bugs Moreau

Pour Bobby Smiles, que Tintin livrera à la police dans une caisse, Hergé s’est là encore inspiré d’un autre gangster “chicagolais” bien réel : Georges “Bugs” Moran (“Bugs” signifiant : “le branque”).

Cet irlandais sera l’un des ennemis jurés d’Al Capone. La lutte qui va les opposer sera jalonnée de cadavres. Le 20 septembre 1926, il tente d’assassiner Al Capone dans son fief de Cicero, dans l’Illinois. L’entreprise est un fiasco, Al Capone s’en sort sans une égratignure. Le 14 février 1929, au cours du fameux massacre de la Saint-Valentin, les hommes d’Al Capone déguisés en policiers abattent dans le dos les lieutenants de Moran. Celui-ci, arrivé en retard au rendez-vous, échappe à la mort de justesse.

ÉVOLUTION DES CASES.

On découvre ici comment Hergé adapte une photo de “statue publicitaire” (photo parue à la page 33 du Crapouillot d’octobre 1930), dans le Petit Vingtième de 1932 et dans la version couleurs de 1946. Cette photographie de publicité “monumentale” avait particulièrement choqué le rédacteur de l’article du Crapouillot, stupéfait d’avoir constaté que les Américains n’hésitaient pas à « statufier » des marques de produits alimentaires au détriment des grands hommes de leur nation. Elle a semble-t-il aussi choqué Hergé. Ainsi dans la version du Petit Vingtième, il s’en inspire et nous montre Tintin s’interrogeant : “Une statue de grand homme ?”… Alors que dans la version couleurs il se contentera désormais d’un simple point d’interrogation.

 

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