Étonnante affaire, où l’on voit Hergé, ancien chef de patrouille, routier, prodigieux illustrateur de la presse scoute belge, particulièrement actif au sein des organisations scoutes durant de nombreuses années, être contraint de s’opposer durement à la poursuite des activités d’un autre mouvement de jeunesse !

Une lettre qui dérange

Le 26 mai 1953, la Direction de l’Y.M.C.A (Young Men Christian Association) reçoit au siège de son antenne bruxelloise un courrier émanant des Studios Hergé. La lettre est signée par un certain Georges Remi. Le dessinateur y fait part de son étonnement : une précédente correspondance envoyée deux mois plus tôt n’a même pas fait l’objet, de la part des responsables de l’YMCA, du moindre accusé de réception.

Manifestement, Hergé n’est pas content, il revient sur certains faits qui ont mis à rude épreuve des nerfs déjà bien éprouvés par un rythme de travail extrêmement soutenu dans les dernières semaines. En cause, les agissements d’une troupe de scouts d’obédience protestante qui ont eu la très mauvaise idée de venir construire leur local à quelques dizaines de mètres seulement de la maison de campagne de Monsieur Remi à Céroux-Mousty. Une propriété qui possède un atelier où Hergé se rend fréquemment pour dessiner, dans une atmosphère bien moins trépidante que celle de ses bureaux bruxellois. Située à 25 km de la capitale, dans les campagnes brabançonnes, elle lui offre la possibilité de se détendre et de créer dans un environnement idéal.

Les cadets à la campagne

Eugène Merx.  le jeune président de l’YMCA/Bruxelles, dynamique et prévoyant, entend assurer la pérennité de son organisation. Constatant que les cadres du mouvement commencent à se faire vieux, il décide dès lors de créer une section cadette. Pour en accueillir ses membres lors de leurs activités, un local en dur lui semble absolument nécessaire. À l’instar des scouts de Baden Powell,

Les jeunes de l’YMCA se doivent de communier avec Dame Nature et réaliser l’essentiel de leurs occupations au sein d’un environnement le plus champêtre possible. L’idéal serait un endroit pas trop éloigné de Bruxelles, en région francophone. C’est donc presque naturellement qu’Eugène Merx jette son dévolu sur les doux vallonnements et les bois profonds du Brabant wallon. En 1946, il y achète, au nom de son association, un terrain, à l’orée du bois de la Motte, à la frontière des communes de Bousval et de Céroux-  Mousty. Deux ans plus tard, les Cadets de l’YMCA/Bruxelles inaugurent en grande pompe et en présence de tous les dirigeants du mouvement un magnifique chalet sur le lopin de terre récemment acquis dans ce petit coin de paradis… Mais ils ne sont pas les seuls à apprécier la quiétude et la beauté de l’endroit…

Paradis perdu ?

Hergé et son épouse Germaine se félicitent du choix effectué pour leur maison de campagne, l’endroit est vraiment superbe et les environs immédiats n’ont vraiment rien à lui envier : tout n’est que luxe, calme et volupté… Calme, enfin, presque… à Céroux, le bonheur est dans le pré, mais il s’accompagne souvent par ces belles journées de printemps 1953 de cris intempestifs, de clameurs vives et d’autres formidables piailleries de gamins en pleine croissance, dotés d’une belle, mais ô combien bruyante énergie. C’en est trop pour Hergé et son voisinage, les mises en garde ne semblent d’aucun effet et les appels au calme répétés ne donnent pas plus de résultat. Mille millions de mille sabords ! Faut-il vivre sur la lune pour avoir la paix ? Comment dessiner la suite des aventures de Tintin, dans un tel tintouin ?

D’autant plus que les Cadets de l’YMCA ont acheté un second terrain pour agrandir leur domaine (ce qui forcément allait conforter leur position), Les Remi s’en remettent donc aux compétences des tribunaux.

 Un grand moment de bonheur et une fin heureuse

Cette épique partie de bras-de-fer débouchera finalement sur un arrangement à l’amiable, une solution, simple et efficace, qui consistera à un rachat du terrain incriminé par Hergé. Avec l’argent obtenu, Eugène Merx va alors faire l’acquisition d’une parcelle située en contrebas de la propriété du dessinateur, presque en face de la demeure d’un collaborateur des Studios Hergé, devenu lui aussi une légende de la bande dessinée belge : Jacques Martin, créateur prolifique des aventures d’Alix et, entre autres, du reporter Lefranc… Les Cadets de l’YMCA émigrent donc et reconstruisent avec autant d’enthousiasme leur fameux chalet.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Trois ans plus tard, en 1956, la hache de guerre est définitivement enterrée et Eugène Merx et sa troupe invitent Hergé à venir passer un après-midi avec les enfants du camp, en plein cœur du bois de la Motte. Le fait est probablement unique dans la carrière d’un artiste qui déclinait souvent, pour raisons professionnelles, les invitations à paraître en public. Le célèbre dessinateur accepta de reproduire Tintin et Milou sur des fanions en tissu présentés par les enfants, ravis par cette aubaine, et déguisés pour la circonstance en Nestor, Tournesol, Tintin, et ce furent le cas de ces sympathiques jumeaux, en Dupont et Dupond ! Mais la palme revint sans aucun doute à André Delhaye, moniteur de circonstance, qui imita un capitaine Haddock plus vrai que nature, ce qui amusa beaucoup l’honorable invité. Un grand moment de bonheur, filmé en 9,5 mm, enregistré et photographié (voir les photos ci-dessous) par les soins de Roger Juvel, le premier jardinier d’Hergé à Céroux et André Delhaye himself.

 Publication réalisée à partir d’un article de Dominique Maricq paru dans la revue HERGÉ numéro 3 publiée en mai 2008