ILS SONT ALLÉS SUR LA LUNE : COMMENT HERGÉ IMAGINA LA PLUS EXTRAORDINAIRE AVENTURE DE TINTIN…

En envoyant Tintin dans l’espace, Hergé a prouvé son esprit visionnaire. Près de vingt ans avant que Neil Armstrong n’y pose le pied, le dessinateur du célèbre reporter à la houppette envoya son héros en mission vers notre cher satellite. Un double récit visionnaire, encore aujourd’hui.

Un jeune homme avec une drôle de houppette, engoncé dans un scaphandre orange, se présente face à une porte extérieure qui tourne lentement sur ses gonds.

L’instant est solennel. Il descend les échelons qui courent le long d’une fusée à damier rouge et blanc, puis pose pour la première fois le pied sur la Lune.

Sur la planche 25 de On a marché sur la Lune, Hergé a pris le temps de ralentir l’action. Une grande case s’offre aux yeux des lecteurs. On y distingue un ciel noir, scintillant d’étoiles. La surface lunaire apparaît désolée, spectrale, avec ces cratères spectaculaires et un majestueux vaisseau posé, silencieux… En plissant les yeux, on discerne un Tintin minuscule qui s’avance vers l’infini (et au-delà) en disant:  Ça y est! … J’ai fait quelques pas! … Pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité, ON A MARCHÉ SUR LA LUNE!

De manière ô combien singulière, quelque vingt ans plus tard, les lecteurs de Tintin et Milou auront comme une impression de déjà-vu lorsque, le 21 juillet 1969, Neil Armstrong prononcera ces mots: Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité !

Encore aujourd’hui, la similitude est frappante. Avec le recul, ce qui retient l’attention, c’est que Hergé ait imaginé cette extraordinaire odyssée spatiale au quotidien, dans ses tout petits détails et sans la moindre grandiloquence.

Cette absence d’emphase romanesque est sans doute due à l’état d’esprit général de l’artiste, qui, après avoir été accusé d’incivisme (il a continué à publier les aventures de Tintin et Milou dans Le Soir volé sous l’occupation allemande), sort brisé de la Seconde Guerre mondiale. Son arrestation par la Sûreté de l’État, à l’automne 1944, continue de miner le dessinateur. Même le fait d’avoir été blanchi ne suffit pas à le remettre en selle. Son ami Edgar P. Jacobs, créateur de Blake et Mortimer, lui écrit: Mon vieux, réveille-toi! Il y a assez de temps que tu fais la méduse. Un artiste, si coté soit-il, qui quitte la scène est vite oublié. Même si les tirages du journal Tintin ne cessent d’augmenter, Hergé s’enfonce dans la dépression. La crise de la quarantaine approche à grands pas. La ligne claire, qu’il a lui-même définie, s’est sérieusement assombrie. Pourtant, dans un sursaut créatif, c’est à cette date qu’il commence à entrevoir la solution.

Envoyer Tintin sur la Lune… un rêve d’enfance, probablement lié à la lecture de Jules Verne, même si Hergé s’en est toujours défendu. Il commence à en discuter avec son ami Bernard Heuvelmans, dit Bib, le futur fondateur de la crypto zoologie (l’étude scientifique des animaux fantastiques, tels le monstre du Loch Ness, ou le yéti…). Ce dernier a publié en 1944 L’Homme parmi les étoiles. Excellent vulgarisateur scientifique, Bib a déjà aidé Hergé à compléter le scénario de L’Étoile mystérieuse, sans oublier son apport décisif sur Le Temple du Soleil grâce à la trouvaille de l’éclipse solaire.

Hergé veut se lancer dans un projet neuf. L’épopée lunaire sera sa planche de salut. En septembre 1947, Heuvelmans écrit à Hergé. Tout en souhaitant qu’il recouvre bientôt la santé, il fait allusion au voyage de Tintin vers la Lune: Je veillerai à ce qu’un maximum de confort et de sécurité soit prévu dans la fusée interplanétaire à laquelle je travaille activement avec le professeur Tournesol.

Hergé laisse Bernard Heuvelmans et Jacques Van Melkebeke plancher sur un premier scénario, qu’ils livrent à l’automne 1947. Dans cette première mouture, l’action se déroule aux États-Unis. Un personnage puissant surnommé le roi du radium veut exploiter les richesses de la Lune et manipule le savant de L’Étoile mystérieuse, Hippolyte Calys, en le soudoyant. Calys est tombé amoureux de Rita Hayworth et désire lui offrir un diamant «gros comme ça».

Comme le précise le biographe d’Hergé Benoît Peeters dans Hergé, fils de Tintin (Flammarion), De manière générale, l’intrigue développée par le tandem Van Melkebeke et Bib emploie un ton antihergéen. À l’été 1948, toujours au plus bas, Hergé prend du repos en Suisse où il pêche sur le lac Léman en compagnie du roi Léopold III, en exil. Il écrit à sa femme, Germaine: J’essaie d’introduire dans cette histoire le plus possible de moi-même, le plus possible d’humanité et de vie, le plus possible de maturité, j’essaie… Je me rassemble et je me retrouve. Tout rentre dans l’ordre.

Visionnaire, Hergé l’est à plus d’un titre

Hergé déplace le centre de recherche en Syldavie et ne retient que quelques idées de ce qu’il considère comme un simple tremplin créatif. Dix jours plus tard, le dessinateur commence à reprendre goût à son travail, même si ce n’est plus aussi naturel qu’auparavant. Il écrit à Germaine: Le scénario me sert de fil conducteur. Les idées, les gags sont de moi, et ce sera bien.

Une fois de retour à Bruxelles, il entame la suite des péripéties lunaires de Tintin avec une énergie renouvelée. Farouchement, Hergé élabore la mission lunaire de Tintin, Haddock, Tournesol et… des Dupontd (ceux-là mêmes qui prononceront cette immarcescible phrase: Dire que nous foulons ce sol de la Lune où jamais la main de l’homme n’a mis le pied. Il écrit à Bernard Heuvelmans: Voilà, mon cher Bib ce que j’attends de toi, que tu me facilites le voyage, afin que Tintin et ses compagnons ne commettent pas d’imprudences et qu’ils puissent bénéficier de tout le confort moderne.

Son aventure lunaire a su préfigurer la mission Apollo 11…

Concrètement, Objectif Lune et On a marché sur la Lune, respectivement 16e et 17e aventure de Tintin, commencent dans les pages du magazine Tintin en mars 1950. Galvanisé par l’ampleur du projet, l’auteur se mêle de tout. Il visite le Centre de recherches atomiques des Acec à Charleroi et engage une correspondance avec son responsable, Max Hoyaux, précise encore Benoît Peeters. Le père de Tintin édicte aussi un principe dont il ne déviera pas: il refuse de dériver vers le fantastique ou la science-fiction. J’aurais pu représenter des animaux monstrueux, des êtres incroyables, des bonshommes à deux têtes et me casser la figure… J’ai donc pris mille précautions: pas de Sélénites, pas de monstres, pas de surprises fabuleuses!, explique-t-il à Numa Sadoul dans les fameux Entretiens avec Hergé (Casterman).

Il s’entoure de conseillers techniques de premier ordre, tels le professeur Alexandre Ananoff, auteur de L’Astronautique. Il prend ses sources dans le magazine américain Collier’s, s’inspire des dessins de Chesley Bonestell (alunissage, chars lunaires, couchettes ergonomiques, prototype de scaphandre spatial, etc.).

illustration de Chesley Bonestell « La conquête de Mars »

Il s’adjoint également les services du jeune Albert Weinberg. Le futur créateur de Dan Cooper lui suggère la figure ambivalente de l’ingénieur Franck Wolff. Ni héros ni méchant,

ce personnage plutôt tragique est une singularité dans l’univers hergéen. Pauvre Wolff! s’exclamera Hergé lorsqu’il évoquera, avec Numa Sadoul, ce personnage déchiré et déchirant. Wolff est une victime parfaite, résume Hergé lui-même, le coup est classique: il joue, il s’endette, on l’oblige à faire de l’espionnage. On le tient par la peur… Jusqu’à son émouvant sacrifice final.

Visionnaire, Hergé l’est à plus d’un titre. Son aventure lunaire a su préfigurer la mission Apollo 11, près de quinze ans avant que Neil Armstrong ne pose le pied sur l’astre lunaire. Ce que retiendront avant tout les générations de lecteurs qui ont lu ces deux albums, c’est bien sûr la fusée à damier rouge et blanc, qui deviendra mythique. Il semble même que ce soit la véritable héroïne d’On a marché sur la Lune. Elle s’inspire bien évidemment de la fusée V2 allemande conçue par Wernher von Braun. Sorti entre 1950 et 1954, ce diptyque reste intemporel.

Outre l’épisode du whisky en boule du capitaine Haddock, obtenu durant un moment d’apesanteur,

et la glace lunaire, Hergé aura su inscrire son œuvre au cœur même du XXe siècle. Sa quête de rigueur et de précision, sans équivalent dans l’histoire de la bande dessinée, montre bien à quel point Hergé aura fait de la BD, non plus un simple divertissement pour enfants, mais une œuvre d’art pérenne et remarquable. Par le sérieux de l’entreprise et l’envergure avec laquelle elle fut traitée, Objectif Lune et On a marché sur la Lunes e rapprochent de 2001: l’Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. Avec ses deux albums, Hergé aura en quelque sorte décroché la lune littéraire.

Reprise de l’article d’Olivier Delcroix paru dans Le Figaro du 15 juillet 2019.

QUI EST OLIVIER DELCROIX ?

Passionné de mots et d’images, je travaille au Figaro depuis 1991. J’écris entre autres, sur la science-fiction, le roman policier et la bande dessinée. Auteur d’un documentaire intitulé De Tintin à Titeuf, les mythes de la bande dessinée, multidiffusé sur France 5, j’ai publié Corto Maltese, la cour secrète des arcanes (Casterman, 2002), un récit-enquête sur Tintin, Générations Hergé (Editions des Equateurs, 2006). En tant que nouvelliste, j’ai participé aux recueils Noirs Complots, avec  » Le Beatles Gate  » (Les Belles Lettres,  » Le Grand Cabinet noir « , 2003), Le Dernier Homme, avec  » Le rêveur de Pompéi  » (Les Belles Lettres, 2004) et à Noirs Scalpels, une anthologie réunie par Martin Winckler, avec  » La chouette en plein jour  » (Le Cherche Midi, 2005). En tant qu’anthologiste : Complots Capitaux (Le Cherche Midi, 2008).

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