LA MUSIQUE DANS LES ALBUMS DE TINTIN : L’OREILLE CASSÉE

La musique (la vraie) tient une grande place dans les aventures de Tintin. Ne serait-ce que par la présence plus ou moins supportable du Rossignol Milanais!

Hergé n’aura de cesse de faire vivre la musique à travers toutes ses histoires, s’inspirant parfois de la trame d’une œuvre pour composer son propre récit. C’est le cas du Trésor de Rackham le Rouge, puisé habilement dans La Dame Blanche, opéra-comique d’Adrien Boildieu. Une histoire et surtout un épilogue calqués trait pour trait sur ce pilier du répertoire belge. Ou encore, sur le canevas d’un ouvrage de Rossini, La Pie voleuse, dans laquelle une pie s’empare d’une petite cuillère transformée pour la circonstance en émeraude (Les bijoux de la Castafiore) Ou simple allusion dans l’Île Noire où une pie, elle, vole la clef du sapeur-pompier chef. C’est d’ailleurs en référence à La Dame Blanche que Tintin, ivre mort, entonne la ballade de Jenny, du premier acte : « prenez gaaarde, prenez gaaarde, la dame blanche vous regaaarde... » dans Le Crabe aux Pinces d’Or).

Au fil des albums, le lecteur rencontre des airs et des mélodies parfois connus, parfois inconnus… Qu’est-ce qui a poussé Hergé à parsemer son œuvre de références musicales ?

D’une part, il avait dû subir tout au long de son enfance l’intérêt de ses parents pour l’art lyrique, de mauvais souvenirs dont il a voulu quelque peu se venger en ridiculisant l’opéra par la Castafiore.  « La Castafiore est un souvenir de jeunesse. Mes parents m’emmenaient régulièrement chez des amis qui avaient une fille, une belle personne comme on disait, qui chantait. Et cela me terrorisait ! C’est donc une petite vengeance… »

D’autre part, l’influence de son collaborateur Edgar Pierre Jacobs, ancien baryton qui deviendra l’auteur de Blake et Mortimer, y est sans doute aussi pour quelque chose.

Dans son numéro 457 de mars 1999, le magazine musical français Diapason publiait un passionnant dossier d’Ivan A. Alexandre intitulé « Tintin à l’opéra ». À partir de ce dossier, l’équipe de Diapason a conçu le disque Tintin et la musique, une heureuse initiative qui nous permet enfin de découvrir et écouter la musique qui habite les albums de Tintin.

En voici, sous forme de rubrique régulière, un aperçu, accompagné de courts extraits.

AUJOURD’HUI : L’OREILLE CASSÉE

Au tout début de L’Oreille cassée, le gardien du Musée ethnographique rompt la monotonie de son travail en chantant le célèbre « Air du Toréador » de l’opéra Carmen de Bizet :

 

 

EN SAVOIR PLUS SUR CARMEN

Georges Bizet

Il s’agit d’un Opéra-comique en quatre actes dont l’action se situe à Séville dans les années 1820, Carmen est aujourd’hui l’opéra le plus joué dans le monde. Pourtant, l’accueil avait été plutôt froid à sa création le 3 mars 1875.

Carmen est l’ultime opéra de Georges Bizet (1838-1875), sur un livret d’Henri Meilhac et de Ludovic Halévy (aussi auteurs des livrets d’opérettes d’Offenbach) et d’après une nouvelle de Prosper Mérimée. Considérée comme un renouveau dans l’opéra français, cette œuvre marque un retour au lyrisme, dans la lignée des opéras de Rameau, de Gluck ou encore de Berlioz.

Carmen c’est avant tout de l’émotion, de l’amour, des trahisons, un crime passionnel, des hors-la-loi… le tout à Séville, dans les années 1820. Tout commence sur une place de la ville, entre la caserne de police et une usine de cigares. Don José est brigadier à la caserne tandis que Carmen, la gitane qui charme tous les hommes (et fait enrager les femmes), y travaille comme cigarière. Railleuse, elle y provoque une bagarre et finit par marquer avec son couteau une croix sur le front son adversaire : Carmen doit être emprisonnée. Mais le brigadier Don José (pourtant déjà fiancé à une jeune fille blonde et naïve du nom de Micaëla) est ensorcelé par la belle brune et la laisse s’enfuir.

À l’acte II on se retrouve dans la taverne de Lillas Pastia, repère de la pègre, où Carmen chante et danse pour séduire le torero Escamillo. Survient Don José, fou de jalousie pour la gitane dont il est tombé éperdument amoureux. Une bagarre éclate. Mais Carmen reproche à son amant de ne pas l’aimer assez pour déserter et s’enfuir avec elle. Il lui déclare alors son amour et accepte de la suivre dans une scène d’un lyrisme passionné, et introduite par un solo de cor anglais.

 

Acte III : rien ne va plus entre les deux amants, devenus contrebandiers dans les montagnes alentours. Carmen n’aime plus Don José, et Micaëla (sa fiancée qu’il a quittée) est à sa recherche. C’est alors que Escamillo, le torero, fixe à Carmen un rendez-vous aux prochaines corridas. Au dernier acte, tout finit de nouveau sur une place de Séville. Aux portes des arènes, la foule acclame Escamillo qui s’avance avec Carmen à son bras. Don José paraît, et supplie Carmen de lui revenir, mais elle le repousse. Résultat : l’amant rejeté la poignarde avant de se rendre à la police.

L’amour est enfant de Bohême…

L’air de La Habanera (acte I) est un des plus célèbres airs de Carmen. C’est aussi le seul thème de cet opéra directement pris du répertoire espagnol – et son histoire vaut le détour. La cantatrice Célestine Galli-Marié – que Bizet avait choisi pour créer le rôle de Carmen en raison de la chaleur de son timbre et de son jeu naturel – s’est avérée très exigeante, au point qu’elle aurait demandé à Bizet de réécrire treize fois son grand air d’entrée en scène. Au bout de douze versions, Bizet est en panne d’inspiration. Il tombe alors sur un recueil de chansons espagnoles de 1864, où se trouve El Arriglito. Enchanté,il reprend l’air, qu’il a déjà entendu au Théâtre Impérial Italien de Paris.

Persuadé qu’il s’agit d’une chanson populaire (et donc anonyme), il ne modifie qu’assez peu la musique et le rythme, et ne cite bien sûr pas l’auteur original, Sebastián Iradier, un compositeur basque espagnol.

CARMEN, VICTIME DE L’ORDRE MORAL

En 1875, on est alors en plein dans la période de l’Ordre moral : dans les premiers temps de la troisième République, au lendemain de la défaite de la France à Sedan et de l’écrasement de la Commune de Paris (1870-71), ce sont les monarchistes et les conservateurs catholiques qui gouvernent la France, et souhaitent la «remoraliser» afin d’éloigner le spectre de la Commune : on ferme les cabarets et les cafés, lieux fréquentés par la gauche radicale et qui font concurrence à la messe du dimanche matin ; on révoque les fonctionnaires sortis du rang ; on établit un couvre-feu…

Dans ce contexte de rigueur morale, le personnage de Carmen, femme libre de corps et d’esprit, choque les spectateurs. Lors de la première, le quatrième acte se joue dans un climat glacial, face à un public familial (et notamment de jeunes filles à marier amenées là par leurs parents) qui n’apprécie pas du tout la liberté et la sensualité du personnage de Carmen. C’est l’acte final de l’opéra, qui se termine sur l’assassinat de Carmen par son amant déchu, Don José, fou d’amour et de jalousie pour la séductrice gitane… La mort d’une femme sur scène, volage qui plus est, c’est le comble de l’immoral !

Bizet, mortifié, s’en va se cacher dans les loges. Dans le journal Le Siècle, le personnage féminin central de l’opéra est brutalement attaqué : «C’est une Carmen absolument enragée. Il faudrait la bâillonner et mettre un terme à ses coups de hanche effrénés en l’enfermant dans une camisole de force après l’avoir rafraîchie d’un pot à eau versé sur la tête».

Pourtant, personne n’avait été choqué par la nouvelle de Mérimée parue en 1847 (et dont est tiré le livret), alors que déjà Carmen s’y avançait «en se balançant sur les hanches, comme une pouliche du haras de Cordoue. […] À Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ; elle répondait à chacun en faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était

Les librettistes de Bizet – Meilhac et Halévy – conscients du caractère effronté de son héroïne, avaient pensé pouvoir arranger les choses en opposant à Carmen – jupe fendue, cigarette au bec et corsage échancré – la jeune Micaëla, une jeune paysanne aux tresses blondes fiancée à Don José, que Carmen lui ravit…

Si le public n’a pas réservé à Carmen le succès espéré par son compositeur, ce n’est pas pour autant un échec, et beaucoup saluent au contraire le génie de Bizet : Tchaïkovski annonce en prophète que « d’ici dix ans, Carmen sera l’opéra le plus célèbre de toute la planète », Brahms assiste une vingtaine de fois aux représentations, et Saint-Saëns écrit à son grand ami pour le féliciter. Quant à Nietzsche, il ne tarit pas d’éloge sur l’opéra et son compositeur : «Cette oeuvre vaut pour moi un voyage en Espagne. […] C’est un exercice de séduction, irrésistible, satanique, ironiquement provoquant. C’est ainsi que les anciens imaginaient Eros. Je ne connais rien de semblable en [musique

Carmen dérange toujours

Encore aujourd’hui, Carmen dérange. En 1982, l’opéra fait scandale en Chine car la représentation est jugée scabreuse, tandis qu’en 2014 le West Australian Opera de Perth en Australie avait retiré de l’affiche l’opéra de Bizet, car la direction avait jugé qu’il faisait l’apologie du tabac.

Le critique Cameron Woodhead s’était moqué de cette censure politiquement correcte, en remarquant que Carmen n’avait pas été annulé pour «sa représentation du crime organisée ou de la violence domestique, mais à cause de l’usine de cigarettes où travaille le personnage principal».

Les images extraites de l’œuvre de Hergé sont la propriété exclusive de MOULINSART SA. © Hergé-Moulinsart 2019.

 

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