L’OR NOIR : UNE PREMIÈRE VERSION RÉVÉLATRICE DU CLIMAT DE L’ÉPOQUE

Située chronologiquement entre “Le Sceptre d’Ottokar“ et “Le Crabe aux pinces d’Or”, « Tintin au Pays de L’or Noir » est véritablement l’aventure “maudite” de Hergé. Elle constitue la seule aventure qui fut reprise et remaniée autant de fois. 4 versions au total, dont chacune est clairement révélatrice du climat politique de l’époque.

– UNE PREMIÈRE VERSION DANS LE “PETIT VINGTIÈME” EN 1939/1940…

L’aventure de “L’Or Noir” a commencé à paraître, sous forme de feuilleton en prépublication, le 26 septembre 1939 à la suite du Sceptre d’Ottokar dans le “Petit Vingtième” et y fut interrompue le 9 mai 1940 en raison de l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes. L’aventure se trouve arrêtée à l’actuelle page 26 de l’album. Les tensions internationales sont à leur comble et une guerre menace d’éclater.

– UNE DEUXIÈME VERSION DANS LE “JOURNAL TINTIN”.

Hergé reprit “L’Or Noir”, non sans mal, dans le journal Tintin à partir du 16 septembre 1948. Elle fut annoncée la semaine précédente sur la couverture du numéro du 9 septembre avec les Dupont(d)
Elle fut publiée sur 3 ans (1948, 1949 et 1950). Dans cette version, les références à la situation politique d’Israël de l’époque sont nombreuses et précises, allant jusqu’à mettre explicitement en scène les juifs de l’Irgoun, les mouvements de résistance arabes et la présence politique de l’Angleterre. (La fondation de l’État d’Israël date de 1947 et l’évacuation de la Palestine par les troupes britanniques n’a eu lieu qu’en 1948). C’est dans cette version que Hergé “intègre” vers la fin de l’histoire le Capitaine Haddock qui n’existait pas en 39/40.

– UNE TROISIÈME VERSION POUR LE PREMIER ALBUM COULEURS.

L’album couleurs parut pour la première fois en 1950 sous le titre “Au Pays de l’Or Noir”, avec quelques petites différences par rapport à la version pré publiée dans le Journal Tintin. Signalons à ce propos que, sur la couverture, le nom de Tintin ne figure pas dans le titre et que le texte en arabe est purement fantaisiste et ne signifie rien.

Le nom de Caïffa a été remplacé par celui de Haïffa, le port israélien au nord de Tel Aviv qui, sous administration britannique à l’époque, constituait en 1939 le centre de l’immigration clandestine juive et le point de transit du pétrole de la région dont celui en provenance d’Irak.

Signalons, pour les puristes, qu’à l’occasion d’une réédition de l’album en 1956, Tintin est enfin mentionné dans le titre qui devient : “Tintin au Pays de l’Or Noir”, mais le sous-titre arabe fantaisiste reste identique à celui de la première édition de 1950.

– ENFIN POUR LA QUATRIÈME VERSION : LA GRANDE “REFONTE” DE 1971 !

En 1971, l’aventure connaîtra une quatrième et dernière version due à l’éditeur anglais Methuen (celui-là même qui exigea la refonte de “L’Ile Noire”) sous prétexte qu’il trouvait que le contexte général (la Palestine sous mandat britannique – qui est en fait une période peu reluisante de la politique étrangère anglaise) était trop daté : que pouvait comprendre le jeune lecteur des années 70 à ce conflit israélo-anglo-arabe vieux de 20 ans ?
Hergé supprime donc l’Irgoun, les soldats en kilts et les garde-côtes de Sa Majesté… Oubliée donc, l’arrestation de Tintin par des soldats de la Royal Navy, fini l’enlèvement de Tintin par un commando juif de l’Irgoun, disparus le commandant britannique Thorpe (soit-dit en passant, ce grade n’existe pas dans l’armée britannique, Hergé aurait dû parler de “major”) et les inscriptions en Hébreu sur les devantures de magasins !
L’album est donc “modernisé” et replacé dans un environnement arabe imaginaire à travers le conflit entre 2 émirs arabes : Ben Kalish Ezab et Bab El Ehr qui luttent pour la possession du pouvoir et du pétrole de l’émirat du Khemmed. Ce qui n’est pas sans rappeler “L’Oreille Cassée” où le San Theodoros et le Nuevo Rico, se battaient pour le pétrole du “Gran Chapo”.
Le travail des Studios Hergé et de Bob de Moor est, comme pour “L’Ile Noire” d’un réalisme extraordinaire, chaque case est redessinée et tous les décors sont scrupuleusement exécutés d’après des photos.
Notez que cette fois, le nom du port a encore changé : il s’agit maintenant de Khemkâh.

Hergé pour cette édition de 1971, pousse même le perfectionnisme confier à un étudiant en langues orientales la traduction exacte des phylactères en langue arabe. (Le résultat se voit dès la couverture de l’album où le sous-titre arabe a été rectifié et signifie maintenant “Or noir”)

UNE PÉRIODE PARTICULIÈREMENT DIFFICILE DE LA VIE DE HERGÉ

A l’époque où Hergé reprend “L’Or Noir” dans le journal de Tintin, en 1948, Il est particulièrement fatigué. D’une part il travaille beaucoup trop. Il s’investit beaucoup dans le Journal : non seulement il continue “L’Or Noir”, mais il illustre presque toutes les rubriques, réalise des couvertures, veille à l’édition des albums couleurs, contrôle les utilisations dérivées de Tintin, illustre de nombreuses publicités, etc…
D’autre part il ne s’est pas encore totalement remis des séquelles de la libération de la Belgique.Il faut dire que de 1940 à 1944, c’est un journal “germanophile” (Le Soir) qui avait édité les strips des Aventures de Tintin.
Dès la libération, en mai 1944, un arrêté des Alliés est publié, décrétant que “tout rédacteur ayant prêté son concours à la rédaction d’un journal pendant l’occupation se voit momentanément interdire l’exercice de sa profession”. Voilà Hergé, privé de crayons et interdit de travail ! Finalement, Hergé, auquel la justice avait fini par admettre qu’il n’y avait absolument rien à lui reprocher, finit par obtenir le fameux certificat de civisme qui lui permet de travailler.
Mais dès la parution du premier numéro du Journal Tintin, Hergé se retrouve à nouveau la cible d’une violente campagne de presse dans laquelle les insultent pleuvent : incivique, traître, journaliste “emboché”, etc,…

Tout cela fait qu’au mois d’Août 1949, en pleine dépression, Hergé disparaît sans crier gare et part se reposer en Suisse, seul. “L’Or Noir “ s’interrompt brutalement ! Le problème c’est que son séjour va se prolonger bien plus longtemps que prévu et la rédaction du journal Tintin ne reçoit plus sa page hebdomadaire de la nouvelle version de ‘L’Or Noir’.
D’où les plaintes de lecteurs, chaque semaine plus nombreuses ! Mêmes les lettres d’E.P. Jacobs ou de son épouse Germaine ne parviennent pas à faire rentrer Hergé. Désespéré, Raymond Leblanc, éditeur du Journal Tintin doit donc recourir à un stratagème pour calmer la colère des jeunes lecteurs. Il décide faire paraître dans le numéro 32, du 11 Août 1949, une page étonnante : ‘Hergé a disparu !”

Ce n’est qu’au mois d’octobre qu’Hergé “rentre” enfin et se remet à “L’Or Noir”, l’histoire reprend son cours et à cette occasion, sur la couverture, Hergé fait son autoportrait, menottes aux poignets, et entouré de ses personnages (dont Müller et l’émir Ben Kalish Ezab) qui l’incitent à reprendre le travail.

HERGÉ : VISIONNAIRE EN 1939 !

Dans la version parue dans le Journal Tintin, les références à la situation politique d’Israël de l’époque sont nombreuses et précises, allant jusqu’à mettre explicitement en scène les juifs de l’Irgoun, les mouvements de résistance arabes et la présence politique de l’Angleterre. (La fondation de l’État d’Israël date de 1947 et l’évacuation de la Palestine par les troupes britanniques n’a eu lieu qu’en 1948).

En 1940, dans la première version du « Petit Vingtième », Hergé avait déjà été visionnaire : il pointait déjà l’exacerbation des tensions et les prémices d’affrontements entre occupants anglais (la Palestine est alors sous mandat britannique), arabes et juifs sionistes (les commandos de l’Irgoun). Avec justesse, et avec une remarquable acuité politique, Hergé dépeignait la situation explosive du Moyen-Orient à laquelle les experts en géopolitique et la presse mondiale ne daignaient pas encore s’intéresser.
Mais il fit plus fort : il lia dès 1940 la question pétrolière à l’équilibre des pouvoirs dans la péninsule arabe. Trente ans avant le premier choc pétrolier de 1973 , Hergé avait compris que le pétrole serait la grande variable stratégique à venir. Quand Hergé reprend « L’Or Noir », en 1948, l’État d’Israël vient de voir le jour mais la Palestine est toujours sous mandat britannique.
La guerre est dans l’air, mais Hergé ne recule pas : Hergé s’obstine à envoyer Tintin en Palestine, à Haïfa.
Tintin est arrêté par… les britanniques, puis sauvé par un commando d’activistes juifs de l’Irgoun… qui l’ont pris par erreur pour un des leurs.
Étonnamment, Hergé exprime là une position anticolonialiste avant l’heure, en affirmant une position clairement anti-britannique ! Tintin arrêté par les anglais, ça fait jaser… En 1940, Hergé était visionnaire ; en 1948 il demeure donc frondeur et inspiré.

Pour la dernière version, en 1971, 23 ans plus tard, le contexte international d’une Palestine sous mandat britannique paraît daté. L’éditeur Methuen, éditeur des albums en anglais, (celui-là même qui exigea la refonte de “L’Ile Noire”) sous prétexte qu’il trouvait que le contexte général était trop vieillot :
Il s’interrogeait (disait-il) sur ce que pouvait en effet comprendre un jeune lecteur des années 70 à ce conflit israélo-anglo-arabe vieux de 20 ans et souhaitait que disparaissent des séquences qu’i jugeait « démodées ». ?
Certains esprits avisés peuvent penser qu’en réalité il souhaitait gommer cette période (peu reluisante de la politique étrangère anglaise) où la Palestine était sous mandat britannique)… Toujours est-il qu’il demande alors à Hergé de transposer l’album dans un environnement imaginaire.

 Hergé supprime donc l’Irgoun, les soldats en kilts et les garde-côtes de Sa Majesté… Oubliée donc, l’arrestation de Tintin par des soldats de la Royal Navy, fini l’enlèvement de Tintin par un commando juif de l’Irgoun, disparus le commandant britannique Thorpe (soit-dit en passant, ce grade n’existe pas dans l’armée britannique, Hergé aurait dû parler de “major”) et les inscriptions en Hébreu sur les devantures de magasins !
Dans cette dernière version (celle que nous connaissons) c’est la lutte entre Ben Kalish Ezab et Bab El Ehr qui est en toile de fond. La Palestine disparaît au profit d’un état fictif, le Khemel, et le conflit devient un conflit entre deux émirs arabes : exit les Britanniques, exit les juifs de l’Irgoun !
La réalité disparaît au profit du réalisme…… mais l’enjeu du pétrole restera cependant central. Hergé n’est pas prêt à renoncer à toute portée politique pour cause de « politiquement correct »

DE NOUVEAUX PERSONNAGES HAUTS EN COULEURS

– Le cheik Bab El Ehr :

Avec sa barbiche et son nez en pointe, ce cheik manipulateur, fourbe et teigneux, est aussi stupide que cruel. Il est étroitement lié à la “Skoll Petroleum”.
Croyant que Tintin détient des informations importantes pour lui, il ait enlever Tintin. mais après s’être rendu compte que son prisonnier ne lui est d’aucune utilité, il finira par l’abandonner en plein désert.
Il parviendra aussi à renverser son rival l’émir Ben Kalish Ezab, mais ce dernier reprendra le pouvoir. Pour dessiner le cheik Bab El Eher Hergé s’est inspiré du physique du roi Faycal II d’Irak. Tout au long de son œuvre, Hergé s’est beaucoup amusé avec les noms de ses personnages. Par exemple, le nom de Bab El Ehr signifie “le bavard” en flamand (Babbeleer)*. D’ailleurs le puissant cheik témoigne de l’étendue de son vocabulaire lorsqu’un avion anglais déverse des tracts au dessus de son camp clandestin.

* Précision de notre ami Pierre Rubens : son nom ne vient pas du flamand ‘Babeleer’ mais est du bruxellois flamand. Le ‘flamand’ est simplement du néerlandais parlé en Belgique, le bruxellois flamand s’appelle : le brussels vloms et est fort différent. Le redoublement de du’ subsiste pour Kalish Ezab, et de plus il ne s’agit pas d’un ‘patois’ bruxellois mais bien d’un ‘dialecte’ bruxellois.

– L’émir Ben Kalish Ezab :

Rondouillard et capricieux, l’émir règne sur le Khemed qui est lié par un contrat commercial à la compagnie Arabex, laquelle en exploite les ressources pétrolières.Ce souverain cruel qui n’a pas la réputation de traiter ses ennemis avec douceur. (Il menace régulièrement ses opposants du supplice du pal), devient vite un papa gâteau dès qu’il s’agit de son fils Abdallah qu’il couvre de cadeaux. Pour ce personnage, Hergé s’est inspiré d’Ibn Séoud, le fondateur de l’Arabie Saoudite. Et son nom de Kalish Ezab vient de du patois bruxellois “Kalisjesap” qui signifie “jus de réglisse”.

– Abdallah :

Le fils de l’émir, avec son visage d’ange menteur est le champion toutes catégories du fluide glacial, du cigare-surprise, de la cigarette-fusée, du poil à gratter, de la poudre à éternuer, du pistolet à encre, du siphon-arroseur, de l’araignée-sauteuse et autres amorces et pétards…. Ce garnement à l’innocence perverse, encouragé par la complaisance et la veulerie de son père (qui lui donne des surnoms délicats : “mon petit oiseau en sucre”, “ma petite gazelle”, etc…) est la terreur de son entourage. Il fait perdre leur calme aux plus doux, même Tintin lui administre une fessée !
Il est tellement gâté et pourri qu’il en devient insupportable à tel point que même quand Tintin vient le délivrer des griffes de Müller, il trouve le moyen de faire un caprice !
Signalons que pour le personnage du petit Abdallah, c’est le jeune Faycal II d’Irak qui lui a prêté ses traits.

L’OR NOIR ANECDOTIQUE : LA PREMIÈRE AVENTURE DE TINTIN A ETRE MISE EN “COULEURS”… !

Précisons, pour l’anecdote, qu’au mois de décembre 1940, en France, l’hebdomadaire “Cœurs Vaillants” présenta à ses lecteurs une version “colorisée” de “L’Or Noir”. Ce qui est vraiment exceptionnel car la première aventure de Tintin qui parut officiellement en couleurs fut L’Étoile Mystérieuse et elle ne fut éditée qu’en 1942, soit 2 ans plus tard !

Le terme colorisé convient parfaitement car les couleurs sont vraiment très “spéciales”. Elles n’ont rien à voir avec Hergé puisque Tintin est représenté avec des cheveux blond platine, affublé d’une marinière à rayures bleues et que Milou porte des taches brunes du plus bel effet !
Il semblerait que cette mise en couleurs a été effectuée à Lyon par une jeune étudiante de l’École des Beaux-Arts, recrutée spécialement par “Cœurs Vaillants” en 1940.
Son travail est digne du plus grand intérêt quand on sait qu’elle n’avait jamais eu le moindre album couleurs entre les mains et qu’en cette époque de restrictions de toutes sortes, se procurer du matériel d’arts graphiques n’était pas évident.

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