LE SCEAU D’OTTOKAR : TOUT CE QUE VOUS DEVEZ SAVOIR

Un ami de ce groupe, Tintinophile de grande qualité, Claudy Lempereur avait rédigé un article passionnant sur le sceau d’Ottokar, dans la revue des Amis de Hergé en juin 1993. Il a accepté fort gentiment de le réactualiser pour Tintinomania. Le voici et qu’il en soit remercié.

LE SCEAU D’OTTOKAR.

De toutes les aventures du célèbre reporter, Le sceptre d’Ottokar est incontestablement celle qui est la plus empreinte (!) d’Histoire. Hergé s’est ingénié à créer des références historiques, politiques et linguistiques pour cet État imaginaire qu’est la Syldavie. Parmi ces références historiques, la dimension héraldique (sceaux et armoiries) n’a guère été, à ma connaissance, commentée. Je me propose donc ici d’observer les variations armoriales au sein des versions de l’album et d’essayer d’en tirer certaines conclusions qui nous permettraient de connaître un peu mieux le passé historique syldave.

Pénétrons, puisque c’est là que tout commence, dans la collection de monsieur Halambique, distingué sigillographe. Celui-ci présente à Tintin quelques-unes des plus belles pièces de sa collection. J’ai, pour ma part, toujours été un peu frustré que Tintin et le professeur me tournent le dos et soient les seuls à voir ces pièces. Ayant remarqué, à la suite de Frédéric Soumois, qu’Hergé avait pris pour modèle du moderne blason de Syldavie celui de la famille de France, illustré dans le dictionnaire Larousse, je suis donc retourné à cette source. Ceci me permet, en avant-première, de vous présenter tous ces sceaux :

Nous trouvons, sur cette même planche didactique, le sceau armorial de Gilles de Retz (1430) représentant un écu timbré d’un heaume tourné à dextre avec un cygne en cimier, le heaume et ses lambrequins sont encadrés par deux cygnes affrontés

Il est aisé de faire ici le rapprochement avec le sceau d’Ottokar IV que nous présente Hergé :

à savoir un écu portant une barre et cimé d’un pélican à dextre et couronné, le tout entouré de la devise eih bennek, eih blavek qui permet d’en identifier le détenteur. Nous savons qu’Ottokar IV est l’héritier direct du baron Almazout qui fut proclamé roi sous le nom d’Ottokar Ier en 1277.

Ces armoiries seraient donc celles de la famille Almazout. Analysons ce sceau: l’écu est une pièce honorable – les pièces héraldiques les plus simples, contemporaines des premiers blasons, sont désignées sous les noms de «pièces honorables » – dont l’émail est malheureusement indéfini. Le pélican ne fait pas partie des meubles de l’écu; il n’en est qu’un ornement extérieur. Il viendra progressivement prendre l’importance que l’on sait pour le royaume de Syldavie, passant par les étapes suivantes: représentation en trois dimensions sous la forme du sceptre (existant déjà lors de l’intronisation d’Ottokar IV); place prépondérante dans les armoiries des siècles suivants – comme nous le verrons plus loin -, même s’il a rendu du terrain par la suite aux croissants; ornementations diverses (salle du trône, pierres sculptées, drapeau national, carrosse royal, tête de lit de Tintin…

Dans presque toutes ces représentations, il a l’aspect éployé qu’on lui connaît, en couleur or ou sable (noir), parodiant l’aigle mono ou bicéphale de bon nombre de pays allant de l’Allemagne à la Russie. Le sceptre en lui-même gagnera cette modification dans la version couleur, à savoir l’apparition des ailes qu’il n’avait pas; ce vestige de l’album noir et blanc restera apparent pendant de nombreuses années encore au dos des albums (ancienne présentation de la collection). Notons quand même que le pélican est bien un oiseau héraldique, mais qui est toujours représenté debout dans son aire, les ailes éployées et se perçant du bec la poitrine d’où s’échappent quelques gouttes de sang que boivent ses petits au nombre de trois.

Terminons l’analyse du sceau par une petite remarque d’anachronisme: Hergé présente un écu moderne (forme adoptée au XIXe siècle) sur un cachet de cire du XIV° siècle.

Comparons à présent les différentes versions des armoiries complètes; nous pouvons ici observer une dimension essentielle de l’héraldique, c’est-à-dire les émaux (couleurs). Le matériel dont nous disposons est le suivant :

La couverture en couleur de la première version en noir et blanc

La description de cette première version dans les termes consacrés est :

Ecartelé aux 1 et 4 d’azur au pélican éployé de sable (armes en enquerre); aux 2 et 3 de gueules à deux croissants d’or posés en fasce les pointes à dextre, l’écu timbré d’un heaume ouvert d’or taré de front, fourré de gueules et sommé d’une couronne royale sans croix d’or; aux lambrequins de même.

Devise: «Eih bennek, eih blavek» en gothiques de sable sur deux demi-listels d’argent.

La page de titre de l’album couleur.

La description de cette seconde version dans les termes consacrés est :

Ecartelé aux 1 et 4 d’or au pélican éployé de sable; aux 2 et 3 de gueules à deux croissants d’argent posés en fasce les pointes à dextre, l’écu timbré d’un heaume d’or taré de front, grillé, fourré de sable et sommé d’une couronne royale d’or fourrée de gueules, cimée d’une croix; aux lambrequins d’or et d’azur; accompagné de deux sceptres d’or posés en sautoir, à dextre au pélican de l’écu et à senestre à la main de justice.

Devise «Eih benneh, eih blâvek» (ou «blavek») en gothiques de sable sur un listel d’or portant appendu l’Ordre du Pélican d’Or.

Ouf!

Retenons-en les divergences : 

Dans la version 2, le pélican n’est plus noir sur bleu, mais noir sur jaune; les croissants ne sont plus jaunes, mais blancs; le heaume n’est plus ouvert, mais fermé; les lambrequins ne sont plus jaunes mais jaunes et bleus; il n’y a plus deux rubans, mais un seul, porteur en plus de l’Ordre du Pélican d’Or; on trouve à présent les deux sceptres croisés derrière l’écu; la couronne est fourrée de rouge et surmontée de la croix. Par souci d’exactitude, il est bon de savoir que ces armoiries peuvent être reproduites de façon monochrome (par exemple pour les tailler dans la pierre, les graver sur de la vaisselle, les sculpter dans le bois, etc.) en utilisant la codification traditionnelle d’identification des émaux. Dans ce cas, les armoiries syldaves dans leur phase actuelle doivent être transposées comme suit :

Pour conclure…

 Il apparaît, à relire ce qui précède, que la cohérence qui existe entre les fictions narratives de Hergé et les références à la réalité qu’il appelle à l’intérieur de ces fictions donne à celles-ci une structure culturelle où chacun peut puiser des référents connus ou familiers. Les évolutions graphiques au niveau armorial qu’on décèle entre les différentes versions ne peuvent que renforcer l’idée de perfection que l’on se fait de l’œuvre de Hergé, même si sa documentation était manifestement réduite à peu de choses du point de vue héraldique; d’une seule planche d’illustrations du Larousse, Hergé jette les bases d’une intrigue, lui donne des références historiques et ne sombre pas dans l’erreur facile de tricher avec l’exactitude en se disant que le lecteur n’y verra que du feu. La vraisemblance reste une des clés de voûte des aventures de Tintin.

Voilà. Il me reste à espérer une dernière chose: c’est que le lecteur de cet article n’aura pas trouvé cette analyse trop… alambiquée.

La Synthèse de cet article avait été réalisée par Hervé Springael

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