TINTIN SOIR JEUNESSE 1940 : POURQUOI TOULOUSE ?

Ça a été longtemps une énigme pour moi et ça l’est peut-être encore pour de très nombreux Tintinophiles. Pourquoi Hergé a-t-il fait figurer TOULOUSE sur la borne kilométrique de l’illustration du premier numéro du soir Jeunesse lors de sa parution le 17 octobre 1940 ?

TENTATIVE D’EXPLICATION

Le 10 mai 1940, c’est l’invasion de la Belgique et par conséquent l’arrêt du Petit Vingtième où Hergé publiait Tintin depuis 1929. William Ugueux incite Hergé à quitter Bruxelles et c’est ainsi que le 15 mai, Hergé et son épouse Germaine se retrouvent jetés sur les routes de France comme un million et demi de Belges, Ils se réfugieront dans le Puy-de-Dôme, à Collonges, à côté de Saint-Germain-Lembron grâce à l’aide de l’épouse du dessinateur Marijac (le créateur de Jim Boum).

Les 29 et 30 juin Hergé fait le voyage en sens inverse pour rentrer en Belgique. Sur la route du retour, il croise plus de 100.000 jeunes belges qui eux aussi essayent de regagner leur Patrie.

Le 17 octobre 1940 en fin d’après-midi, les kiosquiers de Bruxelles suspendent en devanture le supplément jeunesse du quotidien Le Soir. Hergé y célèbre le retour de Tintin et Milou, disparus des radars et des gazettes depuis l’annexion de la Belgique par l’Allemagne nazie. Comme des dizaines de milliers d’autres jeunes Belges, Tintin semble heureux de rentrer au pays en dépit du trou dans sa chaussure. Sur le dessin de couverture, un détail accroche immédiatement le regard des passants : une borne kilométrique portant la mention « Toulouse ». Si, sur le moment, l’allusion parle à tout le monde, elle est aujourd’hui une énigme pour la plupart d’entre nous.

TOULOUSE ET LES C.R.A.B

Que sont les C.R.A.B. ? Il s’agit des Centres de Recrutement de l’Armée Belge, dispositif mis en place avant la Deuxième Guerre mondiale pour assurer la mobilisation des adolescents et des sursitaires. L’écrasante majorité des C.R.A.B. fut envoyée en zone non occupée, dans le sud-ouest de la France, et notamment à Toulouse, où officiait son état- major. Cette troupe composée de centaines de milliers de jeunes gens déboussolés et arrachés à leur famille, vécut en France, entre mai et septembre 1940, un exode pénible et pathétique, dans l’attente d’une reconquête qui ne vint jamais. C’est à cette génération, qui s’identifiait pleinement à la figure de Tintin, qu’Hergé adresse un clin d’œil appuyé dans la première édition du Soir Jeunesse, avec la mention Toulouse sur la borne kilométrique, enfin avec l’apparence de son héros, dépeint comme un C.R.A.B. de retour au pays : semelle usée par des mois de marche à pied et bouteille de vin rouge dans la musette.

Voilà pour l’essentiel. Pour les détails, qui sont en tout point passionnants, il faut remonter jusqu’en février 1937.

À l’époque, la Belgique répond au climat de tension qui règne en Europe en renforçant son système de défense. Parmi les mesures annoncées, un arrêté royal prévoit, en cas d’agression extérieure, la convocation globale des jeunes de 17 ans au moins, et de tous les sursitaires âgés de 21 à 35 ans. Soit 300 000 combattants potentiels. Le 10 mai 1940, Le ministère de la Défense nationale belge, déclenche l’alerte prévue par l’arrêté royal. Dans les foyers, les postes radio diffusent un message plein de gravité et de crépitements, qui enjoint la jeunesse à rejoindre les C.R.A.B. au sud des Flandres.

Mais la déroute est telle que les autorités dirigent bien vite ce flot humain vers la France. La pagaille est totale, le commandement hasardeux : parmi les C.R.A.B., on trouve des adolescents qui ne sont pas militaires, et des sursitaires placés sous la responsabilité de l’armée. Autant dire que, dans la panique et l’urgence, ces jeunes gens sont livrés à eux-mêmes. Le 19 mai, ils découvrent leur destination sur des affiches collées aux murs, dans les journaux et à la radio : « Tous les jeunes gens de 16 à 35 ans appartenant à la réserve de recrutement […] peuvent aller directement en France, où ils trouveront immédiatement abri et travail. » Deux jours plus tard, les services de l’ambassade et des consulats précisent le lieu de rendez-vous : Les jeunes hommes belges de 16 à 35 ans doivent gagner Toulouse.

C’est ainsi qu’une semaine à peine après la violation de la frontière belge par l’Allemagne, 120 000 jeunes belges prennent la route pour Toulouse sous les bombes, la plupart à pied, les mieux lotis à bicyclette, à destination de cantonnements montés à la hâte dans le sud-ouest de la France (principalement en Haute-Garonne, dans le Gers, l’Aude et l’Hérault).

En Haute-Garonne, l’arrivée des réfugiés menace de saturer la capacité d’accueil du département. En consultant les archives de la préfecture, on découvre qu’au moment où le préfet est informé de la nécessité d’héberger et de ravitailler ces 40 000 jeunes en attente d’une incorporation, le département a déjà reçu un contingent de 60 000 réfugiés civils, répartis dans les fermes et les villages de la campagne toulousaine.

Dans la foulée, le 19 mai, le général chevalier Carlos de Selliers de Moranville arrive à Toulouse. Il est chargé de commander, recenser et coordonner les C.R.A.B. L’homme est un héros de la Grande Guerre, plus familier des champs de bataille que de la gestion des réfugiés civils. On l’accusera plus tard de ne pas avoir été à la hauteur. Sur le moment, les C.R.A.B. lui colleront même le sobriquet de Mort-en-ville, tellement il leur semblera ne briller que par son absence.

Le 3 juin, une note atterrit sur le bureau du préfet. Elle détaille le nombre total de réfugiés : 17 491 à Toulouse, 11 555 dans les communes rurales des environs et 21 852 à Saint-Gaudens. Un chiffre auquel s’additionnent les 26 138 jeunes belges en formation paramilitaire à Toulouse. Soit au total, en ajoutant Muret et Villefranche-de-Lauragais, 95 219 personnes. Quelque peu dépassé par les événements, de Selliers de Moranville procède au tri de ses troupes. Les moins de 20 ans qui ont des compétences intellectuelles, pas de formation professionnelle (et un peu de chance), rejoignent des Compagnies de jeunesse affectées à des travaux forestiers ou agricoles autour de Toulouse, en Ariège ou dans le Gers. Les autres restent dans leurs cantonnements à souffrir d’inconfort, de l’ennui, de la faim parfois, et de la frustration toujours.

Les plus âgés rejoignent quant à eux des Compagnies de travailleurs, dont l’affectation est tout aussi hasardeuse. Courant juin, un contingent des C.R.A.B. intègre les bataillons de travailleurs envoyés sous la mitraille construire des ouvrages de défense près du front. Dans son livre Allons Enfants de la Belgique, Jean-Pierre Du Ry a reconstitué avec précision leur parcours : certains trouveront la mort, d’autres seront faits prisonniers en Allemagne ou internés en Suisse. D’autres encore reprendront le chemin de Toulouse. 

Au matin du 17 juin, comme l’air est doux, les Toulousains ont laissé les fenêtres ouvertes. Si bien que sur les coups de midi, avec les odeurs de cuisine, s’échappe des logis la voix chancelante du maréchal Pétain :

C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.

Cette phrase, qui bouleverse le destin du pays, sonne la retraite des C.R.A.B. et l’heure du retour en Belgique, où le roi appelle à se « remettre au travail ». En juillet, les fuites et les désertions se multiplient, souvent stoppées par la police de Vichy. Les camps, à commencer par celui du Parc des Sports, sont le théâtre de nombreuses révoltes. Quant aux C.R.A.B. isolés, ils s’éparpillent en France et en Europe. Les centaines de milliers de jeunes belges âgés de 16 à 35 ans mettront deux mois à quitter le sud-ouest de la France.

On comprend mieux, dès lors, l’émotion des jeunes Belges rentrés au pays, quand ils découvrirent deux mois plus tard un Tintin de retour de Toulouse en couverture de l’édition jeunesse du Soir.

Sources : l’article de Sarah JOURDREN et Sébastien VAISSIERE publié sur le site : http://www.boudulemag.com/2017/02/tintin-et-toulouse-une-histoire-oubliee/

 

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2 commentaires


  1. Comme à chaque fois: article hyper documenté ! Merci infiniment pour ces informations.

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