TINTIN : QUAND LA LUNE A FAILLI SOMBRER DANS L’EAU

Exceptionnelles par leur inventivité, leur précision scientifique, et leur beauté graphique, Objectif Lune et On a marché sur la lune marquent un tournant dans la carrière graphique de Hergé. Elles ont pourtant été dessinées au cours d’une période difficile pour lui, explique Benoît Peeters, scénariste de BD et spécialiste de Tintin.

L’aventure Lunaire de Tintin commence à paraître dans Le journal de Tintin à partir de 1950. Ces deux aventures de Tintin dans l’espace seront publiées en album en 1953 et 1954.

Une naissance difficile

Le projet d’On a marché sur la Lune remonte aux années de guerre. C’est un journaliste scientifique du Soir, Bernard Heuvelmans qui suggère à Hergé l’idée d’un voyage interplanétaire. Le dessinateur refuse : il veut se limiter à la Lune. Son envie, et c’est tout le génie d’Hergé, est d’être crédible, pas d’écrire de la science-fiction.

Le projet est peu à peu enterré. Quand il décide de s’y remettre, le dessinateur trouve un scénario écrit pour lui par Bernard Heuvelmans et Jacques Van Melkebeke. Hergé fait une tentative. Il dessine une page au crayon et sent que ce n’est pas du tout ce qu’il veut faire. Il ne conserve que les gags et reprend tout à zéro.

LA PLANCHE INÉDITE D’OBJECTIF LUNE

Hergé se remet au travail. Il sent que la réalisation graphique va être très compliquée, il accumule une énorme documentation.

La Lune est à l’eau

C’est en effet le 30 mars 1950 que commence dans le journal TINTIN la publication d’Objectif Lune, mais elle est soudainement interrompue après la 24éme planche, le 7 septembre 1951 car Hergé a sombré à nouveau dans la dépression. Les lecteurs s’impatientent car les semaines défilent les unes après les autres sans que l’aventure reprenne sa place dans les pages du journal. Le courrier s’accumule à la rédaction de la rue du Lombard.

À tel point que Hergé a été sommé par Raymond LEBLANC de s’expliquer devant ses lecteurs dans une lettre ouverte titrée « LA LUNE EST-ELLE À L’EAU ? ». Raymond Leblanc, le Directeur du journal Tintin supplie Hergé de se remettre à la planche mais ce dernier est toujours dépressif et ne retrouve pas la force et l’inspiration nécessaires pour s’y atteler à nouveau. Un stratagème est donc imaginé pour calmer la grogne qui enfle : une lettre de Hergé aux lecteurs… C’est ainsi que paraît le 18 avril 1951 cet encart rédigé et illustré par Hergé.

Cher ami lecteur, me voilà très ennuyé. Je dirais même plus, très ennuyé ! Car je ne sais vraiment comment m’excuser auprès de toi de cette longue interruption d’On a marché sur la lune. C’est à la fois très simple et très compliqué, comme dirait le Capitaine…

Voilà plus de vingt ans que je te raconte en images les aventures de Tintin, Milou et de tous leurs compagnons, de Jo, de Zette et de Jocko, de Quick et de Flupke… Mais si tous ces gaillards-là sont infatigables, je ne suis hélas pas comme eux ! […] Or qu’arrive-il lorsqu’on ne se repose jamais ou pas assez, eh bien il arrive – Monsieur de la Palice n’aurait pas dit mieux – qu’on soit fatigué ou qu’on tombe malade.

C’est ce qui m’est arrivé tout simplement ! Aussi les médecins m’ont ordonné le repos complet pendant plusieurs mois. Fort gentiment d’ailleurs ! Et moi je leur ai obéi car il n’y a rien d’autre à faire. Et la Lune est restée en panne comme son dessinateur. À présent, ça va mieux, merci… […] Je t’avais promis la Lune, tu l’auras. Mais je te demande un peu de patience : tu en as eu déjà tellement.

Cette lettre, une réponse aux rumeurs de disparition d’Hergé, est parue dans le journal où sont publiées les aventures de Tintin. Elle explique aux jeunes lecteurs ce qu’est la dépression nerveuse. Hergé fait de lui un portrait en grand dépressif. Il explique ce qu’est la difficulté de la rédaction d’une histoire. Ce texte montre surtout aux fans, que derrière Tintin, le personnage fétiche, il y un auteur épuisé.

L’une des raisons de l’état d’Hergé tient à la difficulté du sujet. Comme il veut crédibiliser toutes les séquences, il a tenu à rencontrer des scientifiques, il fait construire une maquette de la fusée lunaire pour la soumettre à Ananoff, un spécialiste d’aéronautique. Il est même venu exprès à Paris pour la lui présenter.

AVENTURE LUNAIRE : L’HOMMAGE DE HERGÉ A ALEXANDRE ANANOFF

Par ailleurs, on ne parlait pas encore de burn-out à l’époque, mais Hergé est épuisé. Pendant la guerre, il a travaillé à la mise en couleurs de ses anciennes histoires, tout en s’attelant à l’écriture de nouvelles (Le Crabe aux pinces d’or (1941), L’Etoile Mystérieuse (1942), Le Secret de la Licorne (1943), Le Trésor de Rackham le rouge (1944) … Des raisons plus personnelles rendent Hergé triste. Au sortir de la guerre, il a non seulement souffert des accusations de collaboration à son encontre, mais, surtout, sa mère meurt démente en 1946. Il est traumatisé par sa déchéance.

L’histoire débutée en 1950 ne s’achève qu’en 1953

Les aventures lunaires de Tintin sont très sombres graphiquement et sont habitées par la mort avec le suicide de Wolff.

TINTIN – MORT DE FRANCK WOLFF : LAISSONS PARLER HERGÉ

La tonalité est inhabituelle : l’aventure est sérieuse, une place importante est accordée au texte, surtout dans Objectif Lune, et on peut voir dans les planches de grandes cases de ciels noirs.

Selon Benoît Peeters : Ces visions cosmiques font qu’on est vraiment passé dans une autre dimension. Pour Hergé, envoyer Tintin sur la Lune, c’est vraiment un moyen de sortir de toutes ces années sombres. Hergé reconnaîtra que la naissance de ces deux albums aura été très difficile. Il dira aussi que « le voyage interplanétaire est un voyage vidé », qu’il a fait tout ce qu’il pouvait : il a ajouté des gags, et de l’aventure à un sujet compliqué à raconter.

Mais cela valait la peine : les aventures de Tintin prennent avec La Lune une dimension nouvelle. Hergé a le sentiment de l’exploit, dès le titre : On a marché sur la Lune et non pas Tintin a marché sur la Lune. Comme Edgar P. Jacobs avait impressionné les lecteurs de Blake et Mortimer avec Le Secret de l’Espadon, Hergé montre que lui aussi peut aller sur le terrain technologique adulte, progressiste et moderne. Ces deux albums auront des retombées immenses sur la gloire d’Hergé.

Avec Tintin, Milou et le Capitaine Haddock, Hergé emmène l’humanité entière sur la Lune. Quand on regarde la phrase prononcée par Tintin, on est dans la situation d’Armstrong sur la Lune – mais presque 20 ans avant. Pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité, on a marché sur la Lune.

En 1969, lorsque Hergé fera un dessin de Tintin et Haddock accueillant les astronautes de la NASA, il y aura ce sentiment que le dessinateur avait eu plus qu’une prémonition.

Exceptionnelles par leur inventivité, leur précision scientifique, et leur beauté graphique, ces deux BD marquent un tournant dans la carrière graphique d’Hergé. Elles ont pourtant été dessinées au cours d’une période difficile pour lui, explique Benoît Peeters,

Publication réalisée en partie à partir d’un article de Anne Douhaire publié le 10 juillet 2019 sur le site de France Inter.

 

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Un commentaire


  1. Il a surtout beaucoup piqué à Fritz Lang et à la femme de celui-ci, auteure de « La femme sur la lune ».
    Et à son remake américain, quelques années avant « Objectif Lune »

    Répondre

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