TINTIN : QUAND LES ALBUMS ONT PRIS DES COULEURS

Le passage du noir et blanc à la couleur est une étape importante dans la carrière de Hergé. C’est en effet dès février 1936 que Charles Lesne, l’introducteur d’Hergé chez Casterman, écrit au dessinateur : En ce qui concerne l’intérieur des albums, il faut de toute nécessité pour la France – entrer dans une voie nouvelle: celle de la couleur. Dans une lettre du 11 février, Charles Lesne lui fait part de ses interrogations. Il pense que l’avenir est à la couleur. Aussi, pour l’intérieur des albums, il envisage plusieurs possibilités :
– tout en 2 couleurs (impression en bichromie, plus économique)
– quelques planches en couleurs
– quelques Hors-Texte en couleurs

Par retour Hergé lui livre ses réflexions : impossible de tout mettre en couleurs car il faudrait refaire tous les clichés ce qui coûterait une fortune.  Par contre, il serait d’accord pour la solution des Hors-Texte mais estime qu’il manque de temps pour les faire. Cependant, le 20 février Hergé envoie à Casterman 5 projets de Hors-Texte et les réalise dans les semaines qui suivent.
Début novembre 1936 Charles Lesne fait part du succès rencontré par “Le Lotus Bleu” auprès du public. Les Hors-Textes sont tellement appréciés par le public, dit-il, qu’il commande d’ores et déjà à Hergé des Hors-Textes pour “Tintin en Amérique” et pour “Les Cigares du Pharaon”.

Ces Hors-Texte figurent dans les 8 albums suivants :

  • Le Lotus Bleu (parution de 1936)
  • Tintin au Congo (parution de 1937)
  • Tintin en Amérique (parution de 1937)
  • L’Oreille Cassée (parution de 1937)
  • Les Cigares du Pharaon (parution de 1938)
  • L’Ile Noire (parution de 1938)
  • Le Sceptre d’Ottokar (parution de 1939)
  • Le Crabe aux Pinces d’Or (parution de 1941

Les choses en restent là jusqu’à la guerre. En effet dès les premiers mois de l’Occupation en Belgique, des problèmes d’approvisionnement en papier apparaissent. Casterman qui vient d’acquérir une presse offset permettant l’impression en quadrichromie pense qu’il serait temps de passer à l’impression en couleurs des albums des Aventures de Tintin. Les albums seraient ainsi plus attractifs et surtout un tel « plus » commercial pourrait permettre de diminuer fortement le nombre de pages. Il faut savoir qu’à l’époque les albums noir & blanc dépassaient facilement les 100 pages (123 pages par exemple pour L’Oreille Cassée et 127 pour Les Cigares du Pharaon et L’Île Noire).

Louis Casterman vient donc personnellement rendre visite à Hergé en mars 1941 et discute longuement avec lui de la nouvelle forme à donner aux albums. Et il invite ce dernier à limiter la longueur de ses histoires et à penser désormais à la couleur.

Hergé n’exclut rien, mais la lettre qu’il adresse quelques jours plus tard à son éditeur montre l’étendue de ses résistances :

Vous m’avez demandé d’envisager la possibilité de réduire sensiblement le nombre de pages des futurs Tintin, de façon qu’ils puissent être imprimés en couleurs par le procédé offset. Il est certain que les avantages qui en résulteraient ne sont pas à dédaigner, surtout en ce qui concerne le marché français. Mais je crains fort, en travaillant de cette façon, d’en arriver à composer des historiettes – et non plus des histoires – que les enfants suivraient peut-être avec autant d’intérêt dans le journal, mais qui ne présenteraient plus pour eux, une fois réunies en album et malgré la couleur, le même attrait que les albums actuels

Déjà, en 1930, Hergé s’était essayé à la couleur avec des couvertures du Petit Vingtième

Pendant l’année 1941, grâce à la diffusion du Soir, la situation se modifie complètement. Environ trente mille albums de Hergé sont vendus dans les neuf premiers mois de 1941, un chiffre sans commune mesure avec les résultats de la fin des années trente. Sans les difficultés d’approvisionnement en papier, cette quantité aurait pu être plus importante encore. Charles Lesne revient donc à la charge et propose un nouveau rendez-vous, à Tournai cette fois, au début du mois de février 1942. Sans doute veut-il montrer à Hergé la machine offset récemment acquise.

C’est au cours de ce rendez-vous, que l’auteur des Aventures de Tintin cède enfin aux sollicitations de Casterman. Désormais, tous les albums paraîtront en quadrichromie, sous la forme que nous leur connaissons aujourd’hui. Mais les résistances du dessinateur restent nombreuses, tant il est persuadé que c’est sur le trait que tout repose : en 1975, il déclarera encore, à propos de ce passage du noir et blanc à la couleur : Je ne sais toujours pas si cela a été un changement salutaire.

Il est vrai que les derniers albums conçus pour le noir et blanc, Le Sceptre d’Ottokar et Le Crabe aux pinces d’or, sont d’une qualité graphique éblouissante : le dessin est souple et vivant, les pages parfaitement équilibrées.

La mise en couleur des Aventures de Tintin est l’occasion d’un retour méthodique de Hergé sur ses premières histoires. Car comme il faut réduire les anciens albums à 62 pages, une complète refonte s’avère indispensable : le lettrage, le format des images, le rythme du récit, tout doit être repensé. Puisqu’il lui est matériellement impossible d’exécuter seul ce travail d’adaptation, Hergé annonce à l’éditeur son intention d’organiser une sorte d’atelier, spécialisé dans ce genre de travail.

Impressionné par les illustrations qu’Edgar Jacobs réalise à l’époque pour Bravo, Hergé rêve de travailler avec lui. Les deux hommes ont les mêmes références graphiques, des styles assez proches, et surtout ils s’entendent on ne peut mieux. Le 9 février 1942, juste après le rendez-vous décisif chez Casterman, Hergé et Jacobs se sont entretenus longuement. Dès le lendemain, Hergé écrit à celui qu’il appelle déjà son cher ami : Revenant sur notre conversation d’hier soir, puis-je encore insister pour que tu me donnes une réponse le plus rapidement possible. Il faut moi-même que je dise au plus tôt à Casterman où j’en suis.

Hergé souhaiterait travailler avec Jacobs à temps plein et faire de lui son collaborateur privilégié. Et, curieusement, Jacobs décline la proposition : au maximum, il pourrait consacrer trois jours par semaine à la refonte des Aventures de Tintin. À ce rythme-là, estime Hergé, il lui faudrait six mois pour redessiner un album, sans compter les textes et la mise en couleur ; c’est incompatible avec les projets de Casterman. Les deux hommes ne s’en quittent pas moins en excellents termes.  

Il n’y a pas dans ses connaissances d’autre dessinateur et coloriste du niveau d’Edgar Jacobs. À regret, le voici donc contraint de mettre en place une formule plus classique, et en tout cas plus hiérarchisée : pas d’ombres, un trait d’allure égale, un tracé qui se boucle pour se faire réceptacle, des couleurs appliquées en aplats.

Cela donne, à mon sens, une plus grande « lisibilité » aux dessins et aussi, me semble-t-il, une plus grande fraîcheur. Je crois d’ailleurs que les notions d’ombre et de clair-obscur sont des conventions. Alors, convention pour convention, je préfère prendre le parti des couleurs unies qui a le mérite de la simplicité et de la lisibilité

Une gamme de tons assez doux s’impose naturellement. L’éditeur et l’auteur sont bien d’accord sur ce point. Beaucoup plus tard, Hergé insistera : L’utilisation du ton pastel correspond au désir de donner la prédominance au trait noir.

« Bleu » de coloriage du Trésor de Rackham le Rouge

Le 15 mars 1942, il engage à l’essai une jeune femme qu’il connait depuis longtemps, Alice Devos, elle est alors sur le point d’épouser son compagnon José De Launoit.

Ce long et minutieux travail d’adaptation, réalisé pour l’essentiel entre 1942 et 1947, correspond à un tournant majeur dans l’œuvre de Hergé. Ce retour sur ses travaux de jeunesse est, pour lui, l’occasion d’une première prise de conscience stylistique. Tout est soigneusement revu et rationalisé, du ton des dialogues à la taille du lettrage, et le dessinateur commence à codifier avec précision le langage de la bande dessinée. Dans une lettre à Charles Lesne, Hergé expose ainsi le nouveau système de phylactères auquel il a songé.

Au lieu que la bulle aille jusqu’au sommet de la case, et soit d’une forme irrégulière, elle est maintenant prise dans un petit cadre rectangulaire, aux coins légèrement cassés.  La couleur et le dessin ont l’air de continuer derrière le phylactère, agrandissant et terminant mieux le dessin.

Hergé travaille avec énergie à l’adaptation et à la mise en couleurs des albums en noir et blanc. Avec son éditeur, les relations sont au beau fixe. Les premiers essais techniques sont plus qu’encourageants ; tout le monde s’attend à un succès extraordinaire des albums en couleur. Et Hergé se déclare enchanté du soin apporté aux travaux en cours.

Le succès prouvera que Charles Lesne et Louis Robert Casterman avaient raison.

Ci-dessus ; feuillet rédigé par Hergé destiné au photograveur pour l’inciter à respecter parfaitement les couleurs. On constate à nouveau le souci du détail qui animait Hergé en permanence.

Ci-dessus une surprenant mise en couleurs réalisé par Cœurs Vaillants en 1940, bien avant que Hergé ne se mette à la couleurs. Il est inutile de préciser que ça a été fait sans son accord.

Publication réalisée à partir de l’excellent livre de Benoît Peeters :

LIVRE INDISPENSABLE : HERGÉ FILS DE TINTIN (BENOÎT PEETERS)

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