TINTIN CHEZ LES SOVIETS : INTERVIEW DE PHILIPPE GODDIN SUR FRANCE INTER 2017

Philippe Goddin est (entre autres publications très appréciées de Tintinophiles) l’auteur de « Hergé, Tintin et les Soviets, la naissance d’une œuvre ». Retour sur la première apparition du héros à la houppette.

Pour voir la vidéo, cliquez sur l’image

Tintin au pays des Soviets, est-ce l’acte de naissance véritable de Tintin ?

Philippe Goddin : C’est la naissance de Tintin mais aussi le passage d’Hergé à la bande dessinée proprement dite : avec des phylactères (bulles) intégrés dans l’image. Auparavant, dans sa précédente histoire, Totor CP des hannetons, publié dans la presse scoute, on avait une histoire en images avec des légendes en dessous, et très peu de phylactères. Alors qu’Hergé dessinait jusque-là avec des plumes Sergent major (plume à bec qui permet les pleins ou les déliés), ou un pinceau, avec Tintin au pays des Soviets, il change d’outils, et adopte une plume Redis. De marque allemande, cette plume se termine par une petite palette circulaire qui glisse sur le papier et donne un trait complètement homogène.

Quelle est l’influence graphique d’Hergé ?

Philippe Goddin : Quand on l’interroge, Hergé cite René Vincent, un artiste art déco, mais on retrouve assez peu de traces dans son travail. En fait, depuis l’enfance, Hergé admirait le dessin de Benjamin Rabier chez qui, chaque forme se referme et peut donc recevoir une couleur par aplat. Les couleurs sont franches et vives, et il adorait ça. Geo Mc Manus est un dessinateur américain dont la production a été traduite en français. Il est connu pour La famille illico, c’est un dessin très élégant et fermé aussi, comme un vitrail. Ça lui plaisait beaucoup. De son dessin, Hergé a retenu en particulier les nez en patate, en ovale. On le voit d’ailleurs l’appliquer dans Tintin au Pays des soviets. Le dernier maître, c’est Alain Saint-Ogan, l’auteur de Zig et Puce, qui improvisait visiblement sans complexe, avec ses héros qu’il envoyait aux quatre coins du globe. C’est l’influence la plus concrète d’Hergé.

Que voit-on déjà dans cette œuvre du talent de dessinateur à venir d’Hergé ?

Philippe Goddin : Dès le départ, Hergé, inspiré par Chaplin et Harold Lloyd, utilise la vitesse comme un vecteur narratif : Tintin n’arrête pas de bondir, de courir, de sauter sur une moto, de tomber dans une auto, de prendre le volant d’un canot à moteur, et de finir par un avion qu’il ramène en Allemagne. Puis il rachète une voiture de sport avec laquelle il a un accident qui le précipite dans un train… Et pour montrer cette rapidité, le jeune dessinateur de 22 ans utilise des traces horizontales qui suivent le personnage, et expriment la vitesse.

C’est un album laboratoire pour Hergé. Il cherche à être le plus clair, le plus évident possible.

Philippe Goddin : Quand Tintin et d’autres personnages courent, Hergé dessine sous leurs chaussures de petits cônes et un petit nuage, comme si on avait filmé les petits gravillons projetés, et le nuage de poussière qui s’envole derrière chaque pas. C’est très concret. Plus tard, Hergé mettra derrière un personnage qui court une ligne en ressort qui se déplie, indiquant qu’il y a eu un mouvement. C’est une manière de synthétiser les choses.

Ces conventions visuelles nous semblent évidentes aujourd’hui parce qu’on a assimilé depuis plusieurs générations les codes de la BD. Mais ce sont des choses qu’il a fallu inventer, mettre au point et les utiliser plusieurs fois pour que le lecteur intègre leur signification. Dans Tintin au pays des Soviets il y a déjà en germe la qualité du langage de la BD utilisé par Hergé.

Avez-vous d’autres exemples de tâtonnements ?

Philippe Goddin : Dans les deux premières planches de Tintin au pays des Soviets exposées au Grand Palais, on peut voir toutes les hésitations, les repentirs, et les découpes d’Hergé… Il y une recherche parfois maladroite. Et qui n’est plus là à la troisième ou quatrième planche, puisque après le dessin se délie. Il a trouvé le système, probablement grâce à la plume Redis dont on a parlé, mais aussi grâce à sa manière de faire les cadrages, de mettre des objets en avant. À un moment dans l’histoire de Tintin au pays des Soviets, les personnages sont devant. Parfois la tête de Tintin déborde sur le phylactère et cache une partie du décor. Il y a aussi une image dans laquelle on lit la réponse avant de lire la question, parce qu’Hergé a mis la première à gauche et la seconde à droite. Puis, il ne commet plus cette maladresse. Donc l’étagement, la hiérarchie se mettent en place et deviennent petit à petit plus clairs.

À un autre moment, on a une image dans laquelle Milou regarde quelque chose, et il y a une ligne en pointillé qui part de l’œil de Milou jusqu’à ce qu’il regarde. Je me suis interrogé : pourquoi Hergé fait-il ça ? Et j’ai regardé tout ce qui concerne la vue dans l’album. Plus tard dans l’album, Hergé n’utilise plus ce système parce que ce n’est plus nécessaire : sa mise en page, la disposition des objets les uns par rapport aux autres font que c’est évident, il y a un regard qui s’exerce, et on sait sur quoi. Cet album est un peu décrié comme étant un peu primitif, moins intéressant. Mais non, c’est là qu’Hergé met au point tout son art.

Et aussi : regardez un extrait de l’émission Apostrophe dans lequel Hergé raconte la naissance de Tintin

Tintin au pays des Soviets présente une vision caricaturale de l’URSS de l’époque et pourtant Hergé pouvait s’informer et se documenter…

Philippe Goddin : On dit souvent que ce n’est à partir du Lotus bleu qu’Hergé se documente. Or avant déjà, on le voit qu’il amasse de la documentation sur les voitures, les uniformes, les armes, et les avions … Tintin au Pays des Soviets présente un aspect caricatural parce que c’était la vision du milieu dans lequel Hergé baignait. Un environnement totalement catholique : il venait d’un lycée catholique, et travaillait pour un journal catholique militant avec à sa tête un directeur l’abbé Wallez, de droite, voire d’extrême droite.

Hergé était jeune (22 ans) donc plus perméable à ces idées, et malléable. L’Abbé Wallez lui avait donné comme mission d’envoyer Tintin en Russie pour dénoncer les turpitudes du régime. Mais il avait peu d’informations à sa disposition : un pamphlet écrit par Joseph Douillet, un ancien consul belge à Rostov-sur-le-Don. Ce diplomate avait vécu au temps des tsars et puis sous le régime des Soviets. Et c’était à peu près tout. Mais il y avait dans les locaux du journal Le Vingtième un Russe blanc, le comte Perovski qui avait été un ancien chambellan du Tsar. On peut donc imaginer les discours qu’il tenait à un jeune comme Hergé.

Pour le reste, Tintin au Pays des Soviets est un enchaînement improvisé de gags qui s’ajoutent les uns aux autres. Parce que chaque semaine, Hergé devait se demander dans quel piège fourrer son héros pour pouvoir l’en sortir. C’est de l’improvisation, du burlesque. Je pense que dans Tintin au Pays des Soviets, ce n’est pas la dénonciation de la Russie qui est l’enjeu du livre. Hergé le fait parce qu’on le lui demande. Ses gags pourraient avoir lieu dans un tout autre pays, dans un autre climat. C’est le burlesque à l’état pur en toute liberté. Hergé n’a pas à cette époque-là la conscience de faire une œuvre qui va avoir des suites et qui va devenir un monument, donc il improvise.

Publié le mercredi 4 janvier 2017 à 13h38 par Anne Douhaire
Partagez si ça vous a intéressé
  • 91
  •  
  •  
  •  
  •  
    91
    Partages
  • 91
    Partages

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.